23 décembre 2013

Cui-cui

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13 décembre 2013

Prousteries

Avant la fin de 2013, année qui a célébré le centenaire de la parution du premier volume de la Recherche, retour sur quelques lectures proustiennes.

Alors que je suis toujours occupé, par intermittence, à ma relecture de la Recherche du temps perdu (dont j’ai déjà parlé ici), difficile de résister aux publications récentes qui ont remis Proust en vitrine des librairies.
S’il refusait de faire de son grand livre un roman à clé, il n’en reste pas moins que la vie de l’auteur a nourri son œuvre et inversement. Sans parler du fait que l’homme est un personnage à part entière, étonnant, versatile, drôle, agaçant et tragique à la fois. Autant de raisons de s’intéresser à sa vie et à sa manière de travailler.

Dans son très bel essai Proust contre Cocteau, Claude Arnaud (auteur de l’excellente biographie de Cocteau parue en 2003) nous fait découvrir la relation d’amitié qui a longtemps uni les deux auteurs. Derrière une certaine forme d’admiration, teintée comme souvent chez Proust de sentiments amoureux, se cachent pourtant la jalousie et l’envie : Proust se désespère en voyant la facilité avec laquelle son cadet de vingt ans acquiert à la vitesse de l’éclair une célébrité que lui-même recherche maladivement depuis ses débuts ; de son côté, Cocteau assistera, après la mort de son aîné, à la postérité croissante de l’œuvre de Proust, alors que la sienne se retrouve à la périphérie du paysage littéraire (et occupe, aujourd’hui encore, une place à part). C’est aussi deux manières radicalement opposées de concevoir le métier d’écrivain.

Incapable de ramasser littérairement sa sensibilité, le petit Marcel envie l’intelligence cursive de Cocteau, qui perçoit d’emblée ce qu’elle percevra toujours. (…) En l’empêchant de rester deux heures en place, elle lui interdit de parfaire un livre central ou une œuvre massive. Il pense n’avoir qu’à puiser dans sa personnalité exubérante pour bâtir un nouveau livre ? Proust pressent qu’il lui faudra d’abord sacrifier son être réel, s’il veut se reconstruire par écrit.

Le livre met en parallèle les parcours des deux auteurs pour souligner, avec beaucoup de finesse dans la manière de raconter, l’influence particulière qu’ils ont pu avoir l’un sur l’autre.

On taxe souvent Proust de grand mondain. L’accusation est assez excessive lorsque l’on sait qu’il a vécu une bonne partie de sa vie d’adulte enfermé chez lui, sacrifiant tout à l’écriture. Enfermé et donc particulièrement sensible (c’est un euphémisme quand il est question de Proust) à son environnement, son cadre de vie, son appartement et, par extension, son voisinage.  Estelle Gaudry et Jean-Yves Tadié  viennent d’établir et de publier la correspondance que Marcel a entretenue avec Marie Williams, sa voisine du dessus, épouse d’un dentiste américain. À travers une vingtaine de lettres, on découvre Proust au quotidien : sa curiosité pour tout un chacun, sa sollicitude, sa compassion qui, portée parfois à l’extrême, peut faire peur et sa hantise du bruit.

J’espère que Bagnoles vous fait du bien, j’espère aussi que vous avez auprès de vous votre fils que je regrette de ne pas avoir vu à Paris. Vous êtes bien bonne de penser au bruit. Il est jusqu’ici modéré et se rapproche relativement du silence. Ces jours-ci un plombier est venu tous les matins de 7 à 9 ; c’est l’heure qu’il avait sans doute élue. Je ne peux pas dire qu’en cela mes préférences concordassent avec les siennes !

Entre les conversations de voisinage et les compliments de circonstances, Proust glisse des mots sur la musique, la littérature, des amis communs, avec élégance et humour. Une manière détournée, pour ceux qui n’ont jamais lu Proust épistolier, de découvrir cette autre facette de l’auteur.

Et pour les proustophiles acharnés, le clou du spectacle est sans conteste la superbe édition que Gallimard consacre aux premières épreuves de Combray corrigées par l’auteur, en fac-similé, avec leur transcription.
Au fil des ajouts et des modifications, le texte se densifie, gonfle, devient plus ample et plus précis. On assiste véritablement au travail de création. Cette édition est également un merveilleux objet : certaines pages se déplient pour faire apparaître les « paperoles », ces petits morceaux de papiers collés que Proust ajoutait sans cesse à ses textes. On pourrait parler de pop-up littéraire !
Un beau livré édité à 1200 exemplaires (et que mon cher et tendre a eu la judicieuse idée de m’offrir pour mon anniversaire !) et déjà épuisé.

Pas encore lus mais en bonne place dans ma lettre au Père Noël : Proust est une fiction de François Bon et Le dictionnaire amoureux de Marcel Proust de Jean-Paul et Raphaël Enthoven.

Références :
Claude ARNAUD, Proust contre Cocteau, Grasset, 2013.
Marcel PROUST, Lettres à sa voisine, Gallimard, 2013.
Marcel PROUST, Du Côté de chez Swann – Combray. Première épreuves corrigées (1913), Hors série Beaux Livres, Gallimard, 2013.

2 décembre 2013

Royales poupées

L’Échange des princesses, Chantal THOMAS

Entre l’essai historique et le roman, Chantal Thomas raconte le destin particulier de deux enfants soumis aux caprices de l’histoire.

Philippe d’Orléans, Régent de France, est extrêmement fier de son idée : une double union entre la France et l’Espagne. Il veut unir Louis XV à la jeune Infante Anna Maria Victoria et, dans la foulée, le prince des Asturies, futur roi d’Espagne, à sa propre fille, Mlle de Montpensier. L’initiative du Régent enchante toutes les parties, heureuses à l’idée d’une alliance entre les deux grandes puissances européennes. Le plus vite sera donc le mieux.

Curieuse hâte, souligne Saint-Simon, on a des années devant nous, étant donné les âges de tous ces fiancés. De précoces fiancés, il faut l’avouer. Si le prince des Asturies a quatorze ans, la fille du Régent n’en a que douze, Louis XV (…) va vers ses douze ans. Quant à Anna Maria Victoria, infante d’Espagne, elle est née le 31 mars 1718. La future épouse de Louis XV et reine de France n’a pas encore quatre ans !

L’échange des princesses a lieu en 1722. L’une part de Madrid, l’autre de Paris. Elles laissent définitivement derrière elles leur famille et leur cour pour accomplir un destin que d’autres ont décidé pour elles. Elles se croisent, lors d’une cérémonie à haute valeur symbolique, sur une petite île qui sépare les deux pays.
Le Régent et les souverains espagnols se félicitent de la réussite du projet. Le peuple acclame les nouvelles venues et se réjouit à l’idée des noces. Mais ce que tous semblent oublier, c’est qu’il n’en va pas des relations humaines comme des courriers diplomatiques et que ces petites princesses ont parfois des sentiments.
Après avoir vu le très beau film d’Olivier Assayas, Les Adieux à la reine, adapté d’un livre de Chantal Thomas, j’avais envie de découvrir cette auteure que je n’avais jamais lue. C’est chose faite avec ce livre à mi-chemin entre l’essai historique et le roman. À partir d’extraits de presse ou de correspondances, Chantal Thomas redonne vie à cet épisode de l’histoire où les symboles prennent le pas sur le réel.
Au centre de la vie de la cour, les corps des personnes royales sont les astres autour desquels tout s’organise. Et ceux des petites princesses, reines en devenir, sont nourris, habillés, scrutés, comme ces poupées que la petite Infante emmène partout avec elle. Si leur destin n’est clairement pas entre leurs propres mains, elles différent cependant dans leur manière de s’y soumettre. La princesse de Montpensier s’enferme dans un mutisme forcé et fait rarement bonne figure. Et, bien que pubère, elle tarde à fournir un héritier à la famille royale espagnole.
De son côté, la jeune Anna Maria Victoria est complètement habitée par son statut de future reine de France. Malgré ses manières enfantines, elle assume pleinement le rôle qui lui a été dévolu et, surtout, vibre d’amour pour son Louis qui ne lui accorde que de très vagues marques d’affection. Mais peu importe, la fillette fait le bonheur de la cour.

L’infante charme par sa bonne humeur et par ses répliques. Par exemple, à l’ambassadeur du Portugal qui après avoir pris des nouvelles de sa santé lui demande si « elle trouve la France et Versailles plus beaux que Madrid elle répond : J’ai eu toutes les peines de monde à me séparer de mon père et de ma mère mais je suis bien aise d’être reine de France. » Son esprit, dit-on, tient du prodige ? On admire, on s’extasie. Et si c’était trop, si elle avait trop d’esprit pour survivre ?

Peu importe finalement leur caractère ou leur docilité car les deux princesses sont le caprice de leurs aînés : leur destin ne tient qu’à un fil.
Chantal Thomas est un excellente conteuse et, dans une langue qui emprunte à l’époque qu’elle raconte sa grâce et sa clarté, elle entraine le lecteur à la suite de ces enfants sacrifiés, objets de grande valeur qui peuvent à tout moment passer de mode. Un petit bout d’histoire et une plongée dans les mentalités de l’époque.
Autre temps, autres mœurs ? À voir l’engouement médiatique autour de la naissance du prince George en Angleterre, on peut en douter…

Référence :
Chantal THOMAS, L’Échange des princesses, Seuil, 2013.

25 novembre 2013

Oi Va Voi !

L’Espoir, cette tragédie, Shalom AUSLANDER 

Une farce à l’humour décapant sur le poids de la mémoire et la transmission. Intelligent et jubilatoire.

Un nouveau départ, l’envie de ressouder sa famille et son couple, de mettre de côté sa dépression et de prendre soin de sa mère qui (avec un peu de chance) n’en a plus pour très longtemps. Solomon Kugel avait les meilleures raisons du monde de venir habiter cette vieille maison en bois, dans une petite ville de l’état de New York. De bonnes raisons, certes, mais une grave erreur de jugement : l’espoir !

Pourquoi le poulet avait-il traversé la route ? avait-il demandé à Kugel.
Je ne sais pas, avait répondu Kugel. Pourquoi a-t-il traversé la route ?
Parce que c’était un schmok. […] Le poulet a traversé la route pour la même raison que nous le faisons tous : parce que nous croyons que ce qui est de l’autre côté sera mieux. Mais, dites-moi, il n’y a pas de guerres, de l’autre côté de la route ? Pas de souffrance, de divorces, pas d’échecs ? […] La route, ce n’est pas un endroit pour les poulets naïfs qui rêvent d’un monde meilleur. Il y a des voitures. Et des camions. Et plein de poulets écrasés. […] Alors, Kugel, je vous pose encore la question : Pourquoi le poulet a-t-il traversé le route ?
Parce que c’était un schmok, avait répondu Kugel.


L’herbe n’est donc pas plus verte ailleurs et, en ce qui concerne Solomon Kugel, elle aurait même tendance à virer au feu de paille : son couple s’enlise, sa mère continue de prédire l’arrivée d’un nouvel Holocauste et, surtout, une odeur nauséabonde plane dans toute la maison. Une nuit d’insomnie, Solomon grimpe au grenier, d’où s’échappent de petits bruits sourds et où l’odeur semble plus forte et insupportable qu’ailleurs. Il découvre alors que, sans le savoir, sa petite famille cohabite avec une vieille femme acariâtre, à l’hygiène douteuse, occupée à tapoter frénétiquement sur un clavier d’ordinateur : une certaine Anne Frank !
Évidemment, avec un sujet comme celui-là, il faut accepter dès le départ l’humour grinçant et la lecture au xième degré. On rit là où ça fait mal : le tourisme concentrationnaire, la victimisation, le poids du souvenir. Anne Frank en veille femme repoussante, manipulatrice, obsédée par sa postérité : il fallait oser. Mais Shalom Auslander sait danser sur le fil. La farce et l’outrance servent ici à interroger la mémoire et, surtout, la manière dont elle circule d’une génération à l’autre.
De l’humour intelligent, grinçant et jubilatoire.

Référence :
Shalom AUSLANDER, L’Espoir, cette tragédie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Cohen, Belfond, 2013.
En poche (10/18) en février 2014.

8 novembre 2013

Longues nuits

Herbjorg WASSMO, Cent ans

L'histoire de quatre générations de femmes sur une île norvégienne où les hivers sont rudes et les nuits interminables. Le dernier livre de la romancière Herbjorg WASSMO a des accents furieusement autobiographiques.

Cent ans, c'est le nombre d'années qui sépare Sara-Susanne de Herbjorg, son arrière petite fille. Cent ans d'histoire, donc, dans le cadre particulier de l'extrême pointe septentrionale de la Norvège. Quatre générations de femmes qui se succèdent et font des enfants, parfois beaucoup d'enfants, dans ce monde aride, où les hommes travaillent beaucoup, partent en mer longtemps et où les femmes peinent à trouver un sens à leur vie.
Il y a Sara-Susanne, donc, l'arrière grand-mère, point du départ de l'histoire puisque son portrait trône toujours dans la cathédrale de Vagan, île où se situe  le récit, et mère de dix enfants ; Elida, la grand-mère, elle-même mère de dix enfants, qui ne se sent pas toujours digne de cette nombreuse progéniture ; Hjordis, la mère, enfant traumatisée par un abandon (sa mère la confiera quatre ans à sa sœur avant de la récupérer) mais aveugle sur le traumatisme de son propre enfant ; et enfin, Herbjorg, la narratrice, qui passe son temps à écrire son histoire dans des petits carnets qu'elle cache dans le creux d'un rocher pour qu'Il ne les trouve pas, ce "Il" dont on comprend qu'il s'agit de son père mais qu'elle refuse obstinément d'appeler ainsi et dont l'ombre terrifiante plane autour de la petite fille.
Herbjorg WASSMO, auteure norvégienne désormais connue et reconnue pour ses grandes saga familiales, se lance avec Cent ans dans le genre autobiographique. Mais si l'on reconnaît l'auteure dans la petite fille malheureuse et mal aimée qui porte le même prénom qu'elle, il est difficile ensuite de distinguer la fiction de la réalité. Le portrait qui trône dans la cathédrale de Vagan n'est pas celui de son ancêtre et le phare dans lequel se déroule l'histoire est la propriété d'une de ses amies.
Mais n'est-ce pas la force de ce roman de raconter une histoire qui n'est ni tout à fait la sienne ni tout à fait une autre ? Une histoire à la fois personnelle et universelle, qui montre l'évolution de la condition féminine et les violences dont elles sont toujours les victimes aujourd'hui. Pas d'apitoiements sur le sort de ces femmes, ces femmes fortes mais qui osent montrer leur fragilité — la souffrance de la solitude, la lassitude d'un mariage, la fatigue de la maternité,... — mais qui portent et supportent époux malades ou violents, ribambelle d'enfants, tempête, naufrage, et nuits sans fin.
Cent ans de vie.

Référence :
Herbjorg WASSMO, Cent ans, traduit du norvégien par Luce Hinsch, éditions Gaïa, 2011.

4 novembre 2013

Des poilus au Goncourt

Au revoir là-haut, Pierre LEMAITRE

Dans l’après-guerre, les aventures de deux anciens poilus, sur fond de commerce patriotique. Un roman généreux, jubilatoire et… un Goncourt !


Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps.

Novembre 1918. Les rumeurs d’armistice courent le long des tranchées. Raison de plus pour le lieutenant d’Aulnay-Pradelle de lancer ses troupes dans une dernière offensive et, au passage, gagner quelques galons. Quitte à provoquer un peu les choses… Pour Albert et Édouard, ce sera la bataille de trop. Alors que le premier est enseveli sous terre, l’autre tente de le sauver. C’est alors qu’a lieu l’explosion qui arrachera à Édouard la moitié du visage. Entre les deux hommes nait une étrange amitié. Albert doit la vie à Édouard : il sera désormais son seul lien avec le monde. Car Édouard ne veut plus voir personne, et encore moins sa famille. Il refuse greffes et prothèses. Sa vie se limite désormais au réconfort que lui apporte la morphine. Albert, lui, n'a jamais été un aventurier. Et son expérience sous terre n'a pas arrangé les choses. Tout ça à cause de ce lieutenant sans scrupule.
Novembre 1919. La guerre terminée, la France veut honorer ses héros. Le patriotisme est un commerce qui rapporte et qui va, par un étrange hasard, rassembler à nouveau tous les protagonistes de la bataille.
Voilà longtemps que je n’avais plus plongé à ce point dans un roman français. Je me suis même surpris à ralentir ma lecture en voyant arriver la fin du livre. Un souffle romanesque, l’envie de raconter une histoire, de construire une intrigue, d’animer des personnages : des ingrédients plutôt rares dans la production française contemporaine. Alors certains parlent de littérature populaire, en précisant que cela n’a rien de péjoratif… Qu’importe. Dans le rythme et le découpage du roman, on pense surtout aux romans feuilletons du XIXe siècle ou, plus récemment, aux grandes fresques romanesques d’Anne-Marie Garat.
C’est donc avec un plaisir jubilatoire qu’on avance aux côtés de personnages très typés dans un récit maitrisé du début à la fin. Avec parfois quelques inventions surprenantes, loufoques mais utilisées avec intelligence.
Pourtant, le thème est grave, parfois tragique. Comment revenir à la vie après avoir connu l’horreur ? Dans un pays où la mort a frappé toutes les familles, le cynisme de ceux qui ont profité de la guerre pour s’enrichir n’a d’égal que celui de ceux qui vont faire leur beurre sur le dos de ceux tombés au combat. Mais grâce à un style enlevé, souvent très drôle, Lemaitre tire son livre du côté de la comédie sociale. Les petits travers de ceux qui s’accommodent du pire sont croqués sur le vif.

— C’est plus que magnifique, président : exemplaire !
Que signifiait cette surenchère verbale ? Impossible de le savoir. Labourdin concoctait des phrases avec des syllabes, rarement avec des idées. D’ailleurs, M. Péricourt ne s’y attarda pas, Labourdin était un imbécile sphérique : vous le tourniez dans n’importe quel sens, il se révélait toujours aussi stupide, rien à comprendre, rien à attendre.


Entre la petite et la grande histoire, cet Au revoir là-haut construit, autour d’un amitié improbable, un beau roman d’aventures, surprenant et jubilatoire. Je ne sais pas trop ce que sont sensés récompenser les prix littéraires mais je suis très heureux du Goncourt attribué à celui-ci.

Référence :
Pierre LEMAITRE, Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013.

27 octobre 2013

Koude oorlog*

Tombé du ciel, Tom LANOYE

En partant d’un fait divers aux accents diplomatiques, le prodige des lettres flamandes contemporaines contemple du ciel la vaine agitation de nos petites existences.

En juillet 1989, un événement inouï a bien failli rallumer les feux de la guerre froide qui, à l’époque, commençaient à s’éteindre : un avion militaire russe sans pilote a pénétré l’espace aérien du bloc de l’Ouest pour venir s’écraser dans un petit village de la campagne flamande.
Au siège du SHAPE, le commandement militaire de l’OTAN basé en Belgique, à mesure que l’avion avance inexorablement sur les écrans radar, les esprits s’échauffent et les décisions tardent à tomber.
Au même moment, à Kooigem, une famille vole en éclats. Vera apprend que Walter la quitte pour une petite jeune. Banal et tragique.
Et quelque part au dessus de la Pologne, un aviateur suspendu à un parachute se demande comment il a pu en arriver là.
Si l’itinéraire emprunté par l’avion livré à lui-même trace dans le ciel une belle ligne droite, il n’en va pas de même pour le récit de Tom Lanoye. Comme à son habitude, l’auteur flamand prend des chemins de traverse et, alors que l’avion avance à vive allure vers une destination que l’on sait d’avance tragique, il promène le lecteur tout le long de cette journée.
À côté du drame diplomatique qui va forcer les hommes à faire preuve de courage et de sang-froid, le drame domestique de Vera occupe la majeure partie du roman. Là aussi, il faut du courage et de la retenue pour ne pas sombrer dans la panique et l’hystérie. Parce que même si la nouvelle la surprend, Vera est bien décidée à rester digne et à ne pas perdre le contrôle. Et si les uns défendent leur espace aérien, elle compte bien faire respecter ses droits ! C’est avec un plaisir immense que l’on retrouve l’humour et la tendresse de Lanoye lorsqu’il est question d’ausculter le quotidien et, surtout, les petites faiblesses de la classe moyenne de province.
Depuis le début, elle avait eu le sentiment que s’installer là était une désertion. Walter et elle avait joué les parvenus exilés, grossissant sciemment les désavantages et les problèmes de la capitale en la fuyant, pour mieux dédaigner de loin, dans leur petit nid sûr et snob, cette métropole babylonienne vertigineuse et puante qui n’était qu’à une petite centaine de kilomètres. Avec ces embouteillages et ses mendiants, ses magasins de nuit crasseux, ses Arabes et ses drogués. (…) — et en échange de quoi ? De deux heures perdues chaque jour dans les bouchons. Tout ça pour une horloge à coucou en briques avec des ornements venus de Grenade et un jardin qui demandait tellement d’entretien qu’on ne pouvait jamais en jouir tranquillement. Tout ça pour les prétendus charmes de la cambrousse, c’est-à-dire un ennui à rendre fou, (…).
Avec une efficacité redoutable, le récit avance obstinément vers sa résolution funeste, pointant du doigt, sans aucune trace de cynisme, notre petite existence fragile qui, à tout moment, peu voler en éclats. Comme toujours chez l’auteur, le style ondule, les mots s’enroulent dans la phrase pour former cette langue baroque et grotesque qu’on reconnaît maintenant d’un livre à l’autre.
Phénomène éditorial en Flandre et aux Pays-Bas, Lanoye reste encore pour la France un auteur à découvrir de toute urgence (et pour ces deux précédents romans, c’est par ici).

Référence:
Tombé du ciel, Tom LANOYE, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, Éditions de La Différence, 2013.

* Guerre froide

20 octobre 2013

Une chanson pas si douce

Sombre dimanche, Alice ZENITER

Saga d'une famille sans panache dans la Hongrie d'hier et d'aujourd'hui.

Le roman aurait pu s'appeler "La petite maison derrière la gare". Car c'est dans cette petite maison de bois, située derrière la gare de Nyugati, à Budapest, que se déroule le récit sur plus de trente années.
Trente ans d'une famille, les Mandy, dont il ne reste plus que les hommes : Imre, qui malgré sa jeunesse et son désir de vivre ne parvient pas à s'extraire de cette maison; Pal, son père, le mélancolique, seul homme de la famille à ne pas porter le prénom de Imre; et Imre le grand-père, vieillard acide qui crache son venin et qui, chaque année à la même date, se soûle et chante cette triste chanson, Sombre dimanche, dont le jeune Imre ne comprend pas le sens. Des femmes, il ne reste que des fantômes : celui de la grand-mère morte mystérieusement dans le fond du jardin, près des rails de train, celui de la mère, écrasée par un train sur ces même rails et, enfin, celui de la sœur, toujours vivante mais qu'un chagrin d'amour a vidé de toute envie de vivre.
La maison se remplira pourtant quelque temps. Imre rencontrera, grâce à la chute du mur de Berlin, une jeune-fille allemande dont il tombera amoureux et qui lui fera un enfant, mais qui fuira bientôt cette maison de mort et de chagrin et ce pays dont l'histoire pèse comme un couvercle.
Car c'est l'histoire d'une famille, donc, mais aussi l'histoire d'un pays. La Hongrie, ravagée par la guerre, puis par de longues années de communisme, semble, après la chute du Mur de Berlin, abandonnée et oubliée de tous, comme cette famille à qui il ne reste que la petite maison de bois dans le jardin duquel passe le train.
Le récit d'Alice Zeniter est d'une richesse étonnante. Difficile de résumer ce livre qui révèle et distille secrets de familles, événements historiques et analyses psychologiques de personnages tout en complexité. Il pourrait sans doute se résumer par une phrase de l'auteure elle-même :  «Mon Dieu ce qu'une vie humaine peut être riche et insignifiante tout à la fois.»
Étonnant de penser qu'Alice Zeniter n'a que 26 ans, tant son roman, pourtant fort ambitieux, sonne juste et frappe fort. Le style de l'auteur qui raconte les drames d'une famille et la tragédie d'un pays tout entier reste sobre, sans effet stylistique mais plein de poésie. L'auteure, sans pathos ni grandes envolées lyriques, fait apparaître des images qui resteront gravées en nous, telles que le père et sa fille fumant silencieusement toute les nuits sur la terrasse, les petits pas de la sœur qui semble ne plus savoir marcher depuis qu'elle a subi un avortement de peur de perdre ce qui lui reste dans le ventre, ou encore le tas d'objets jetés par les voyageurs à travers les fenêtres du train et ramassés par Imre enfant dans le fond de son jardin.
Et les personnages nous hantent encore longtemps après que l'on ait refermé le livre et qu'on les ait laissés seuls, Imre, son père et sa sœur, trois petites silhouettes courbées sous le poids du malheur, mais toujours debout, ensemble.

Référence :
Alice ZENITER, Sombre dimanche, Albin Michel, 2013

13 octobre 2013

Bons baisers de Bruxelles

Expo 58, Jonathan Coe

Un faux roman d’espionnage, entre humour vintage et mélancolie, sous le regard silencieux des boules de l’Atomium.

Thomas Foley, employé du Central Office of Information britannique, se voit confier par ses supérieurs une mission étonnante et qui correspond peu à ses aptitudes de gratte-papier appliqué : superviser le pub ouvert par la Grande Bretagne à côté de son pavillon, dans le cadre de «l’Exposition Universelle et Internationale de Bruxelles 1958».
L’opportunité de passer six mois loin de sa jeune épouse et de leur nouveau-né n’est certes pas pour rien dans l’envie de Thomas de prendre part à ce grand raout de l’après-guerre : son mariage accuse déjà des signes de fatigue. D'ailleurs, très vite, il oublie d'écrire ou de téléphoner pour donner des nouvelles, pris dans le tourbillon de l'Expo. Comment résister au plaisir de se retrouver en plein cœur d’un si grand événement, où, alors que la guerre froide bat son plein, l’Est et l’Ouest vont se retrouver côte à côte pour célébrer la modernité et l’union entre les peuples ! Sans parler du charme des jeunes hôtesses de l’Expo 58 qui font beaucoup parler d’elles.
Et puis, en Belgique, tout peut arriver :

"(…) The worst you can say about the Belgians is that they tend to be on the eccentric side.„
"Eccentric ?"
"Surrealism is the norm here, old man. They pretty much invented it. And the next six months are going to be wackier than most."

Le rôle de Thomas doit, en principe, se limiter à veiller à ce que tout roule au Britannia, ce pub symbole de l’alliance entre tradition et modernité que tente de mettre en avant son pays. Mais très vite il comprend qu’on en attend davantage de sa personne. Avec ce déferlement dans la capitale belge de nationalités des quatre coins du monde, l’Expo 58 est l’occasion rêvée pour les espions de tous bords. S’il n’a rien d’un agent secret, Thomas est cependant prêt à ouvrir l’œil. Encore faudrait-il savoir ce qu’il doit chercher…
Jonathan Coe, l’un de nos auteurs préférés (dont on a déjà parlé ici), campe son nouveau roman dans notre capitale, à l’occasion d’un événement qui a marqué pour toujours la mémoire des Belges : difficile de résister et d’attendre la traduction en français !
Avec beaucoup d’humour et de finesse, Coe s’empare des codes du roman d’espionnage (en faisant d’ailleurs plusieurs fois référence à Ian Fleming) pour un récit vintage, plein de vrai-faux suspense. La reconstitution historique de la fin des années 1960, période pas si éloignée de nous, joue la carte de la distance ironique, entre le discours sur les bienfaits de la cigarette pour le femme enceinte et la fascination pour un village congolais construit en plein cœur de l’Expo (avec de vrais « sauvages » !).
À côté de cela, on retrouve aussi les thèmes chers à l’auteur : la place de la femme dans la société, l’anti-héroïsme et, à mesure qu’on avance dans le roman, la mélancolie des personnages.

Avis aux amateurs : Mr Coe fera une présentation de son roman ce mercredi 16 octobre, à Bruxelles, à l’Atomium ! Infos ici.

Référence :
Jonathan Coe, Expo 58, Viking (Penguin), 2013.

6 octobre 2013

Nos listes de lectures

Pour vous montrer ce qu'on fait en classe, 
pour donner des idées aux collègues qui passent par ici, 
pour donner des idées aux parents d'ados, 
pour répéter que la littérature est un art vivant et qu'il n'y a pas que les classiques qui ont leur place à l'école, ...

Nos listes de lectures pour cette année scolaire:


Et pour rappel, les équivalences en France:
Quatrième = deuxième lycée
Cinquième = première lycée
Sixième = terminale

26 septembre 2013

Last Christmas…

Esprit d’hiver, Laura KASISCHKE

Un roman intimiste et angoissant où, une fois encore, Kasischke règle ses comptes avec les fondamentaux de l’american way of life tout en déjouant les attentes du lecteur. 

Un matin de Noël, au réveil. Holly est soudainement face à une évidence terrible : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. » Et si elle n’avait abandonné depuis longtemps l’idée de devenir une grande poétesse, Holly se serait isolée pour coucher sur le papier cette idée dont la puissance la laisse un peu hagarde.
Mais pas de temps pour l’écriture : elle s’est réveillée plus tard que d’habitude et il faut s’affairer aux préparatifs de la fête. Eric, son mari, est déjà en route pour aller chercher sa famille à l’aéroport. Tatiana, leur fille âgée de quinze ans, l’aidera à mettre la table, à préparer le repas. Malgré les signes d’agacements et d’impatience qui trahissent l’entrée de Tatiana dans l’adolescence, elle est toujours aussi affectueuse et dévouée. Et Noël se prête plutôt bien aux bons sentiments.
Cependant, l’étrange impression qu’Holly avait ressentie à son réveil s’installe à mesure que les événements lui échappent. Un blizzard inattendu se lève et recouvre d'un lourd manteau blanc l’extérieur de la maison. Eric ne revient pas. Les autres invités décommandent, laissant la mère et la fille seules, face à face. Tatiana s’enferme dans une animosité qu’Holly ne lui connaît pas et une angoisse diffuse gagne peu à peu la maison.

Holly relâcha son étreinte autour de sa fille, et Tatiana, qui était restée raide tout ce temps, se redressa, s’écarta de se mère et repartit en silence dans sa chambre. Holly entendit la porte se fermer avec un cliquetis net, puis se pouvait-il (ça n’était pas possible) qu’elle ait entendu Tatiana glisser le crochet dans son anneau ? Ce crochet et cet anneau qu’elle avait tout bonnement refusé de reconnaître la présence depuis que Holly les avait installés pour elle ? Alors c’était à ça qu’allait ressembler cette journée ? Ne lui pardonnerait-on donc jamais d’avoir dormi trop tard ?

Oui, décidément : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. »
Et pourtant, depuis qu’Eric et Holly avaient fait ce long voyage pour aller adopter cette jolie petite fille aux cheveux sombres, la vie leur avait semblé si facile. Au fil des pages, pourtant, des failles apparaissent dans le récit des souvenirs de Holly. Un monde de non-dits, d’impressions fugaces mais prégnantes.
Avec douceur et retenue, Laura Kasischke nous fait pénétrer peu à peu dans les méandres de la pensée de son personnage. Et comme souvent chez l’auteure (dont nous avons déjà parlé ici), les apparences sont trompeuses : une matinée de Noël, cliché américain par excellence, peut s’avérer bien plus inquiétante qu’il n’y paraît…
Entre Virginia Woolf, David Lynch et Alfred Hitchcock, Esprit d’hiver nous fait glisser lentement dans un univers étrange où le quotidien, soudain, ne soutient plus, où les liens familiaux peuvent tourner à l’asphyxie. Le drame s’annonce à l’horizon mais se dérobe et réapparait là où on ne l’attendait pas.
De livre en livre, le talent de conteuse de Kasischke ne se dément pas. On découvre dans celui-ci un aspect plus intimiste et plus sombre de son travail.

Référence :
Laura KASISCHKE, Esprit d’hiver, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet, Christian Bourgois, 2013.

16 septembre 2013

Sombre est la route

Mauvaise Étoile, R.J. ELLORY

Cinquième traduction en français de l’un de nos écrivains préférés. Noir, très noir, mais haletant.

Alors qu’ils n’étaient encore que des enfants, Elliott Danzinger et Clarence Luckman, nés de deux pères différents, assistent à l’assassinat de leur mère. Sans famille, ils passent leur enfance et le début de leur adolescence dans des institutions, des maisons de correction et des établissements pénitentiaires pour mineurs. L'avenir semble tout tracé — le passage par la case prison n’est certainement qu’une question de temps — ce qui ne les empêche pas de s’imaginer une vie meilleure, celle du rêve américain du début des années 1960. Une page froissée, tirée d’un magazine et le nom d’une ville : Eldorado, Texas.
Mais leur mauvaise étoile ne l’entend pas de cette oreille. Lorsque le convoi qui devait l’amener à la prison (où il finirait sa vie au bout d’une corde) fait arrêt au centre de détention des deux frères, Earl Sheridan saisit sa chance: il prend en otage Elliott et Clarence. C’est le début d’une cavale meurtrière et, pour les deux garçons, une confirmation : le hasard ne fait décidément pas bien les choses.

 Moi […] je suis né sous une mauvaise étoile. […] C’est une conjonction de planètes. Tu sais ce que c’est une conjonction ? C’est une combinaison d’événements ou de circonstances. Eh bien quand je suis né, je crois qu’il y avait une conjonction particulière. Une planète était à tel endroit, une autre à tel autre, et ainsi de suite à d’autres endroits. Et elles ont une force magnétique. […] Bref, elles étaient dans une certaine position, et je suis né pile au mauvais moment, et c’est pour ça que je m’appelle Luckman, parce que de la chance, j’en aurai jamais…

Il ne faut pas en dire davantage car le voyage des trois fugitifs — tout comme celui du lecteur — est semé de (mauvaises) surprises. La fratrie se déchire à mesure que s’accumulent les ennuis et que s’envolent les chances d’une issue heureuse. 
À chaque arrêt, c’est la possibilité d’un nouveau drame, d’un nouveau crime. En quelques lignes Ellory dresse le portrait de tous les personnages qui jalonnent le roman et qui voient leur destin brisé par une mauvaise rencontre. La violence de certaines scènes est saisissante mais ni gratuite ni complaisante. Rien n’est d’ailleurs jamais le fruit du hasard dans ce road-book rural au rythme qui va crescendo : chaque pièce du puzzle nous avance d’une case vers une résolution que l’on devine tragique.
On retrouve dans ce roman les thèmes fétiches de l’auteur : la lutte du bien contre le mal (avec à nouveau ici un beau personnage de policier entêté), la rédemption, la part sombre de l’humanité.  
 
Il y a des personnes qui naissent mauvaises, et quoi qu’on dise ou fasse, elles resteront mauvaises. Earl Sheridan est comme ça. Et il y en a d’autres qui tombent sous leur influence et qui deviennent mauvais à leur tour. Toutes seules, ça va, mais dès qu’on les met avec quelqu’un de mauvais, elles se mettent à faire n’importe quoi. 

Ellory (dont nous avons déjà beaucoup parlé ici) nous embarque une fois encore dans une quête qui semble perdue d’avance et qui, à mesure où les chapitres s’enchaînent, parvient à allier le sens du suspense à celui de l’émotion habilement maîtrisée.
Mais patience : le livre ne sortira que le 3 octobre.

Référence :

Mauvaise Étoile, R.J. ELLORY, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Fabrice Pointeau, Sonatine Éditions, 2013.

9 septembre 2013

Le mot en "R"


Les vacances sont finies (et les pluies d'aujourd'hui confirment mon impression...) et nous avons repris le chemin de l'école, parmi bien d'autres chemins que cette nouvelle année nous fera emprunter (pour les non-enseignants: le prof ne connait pas les années civiles!).
Alors ce n'est pas qu'on ne lit plus ou qu'on n'en a pas envie mais nous sommes le nez dans la rentrée et nous laissons donc le blog vivoter tranquillement avant de revenir vous parler de nos lectures de la rentrée littéraire... 

Bonne rentrée à toutes et tous!

PS: et en illustration, une belle image d'Amandine et moi, en route pour l'école.


26 août 2013

Retour de vacances !

Un été à Cold Spring, Richard YATES

Auteur de la désillusion, Richard YATES nous compte l'été de deux familles, aussi vide et sombre que le sera leur futur.

Inutile de rappeler, sans doute, que Richard Yates serait aujourd'hui un auteur tombé dans l'oubli si Kate Winslet n'avait pas eu la bonne idée de donner à son mari Sam Mendes l'une de ses œuvres qu'il s'empressa de réaliser. Depuis, YATES est devenu un écrivain culte au même titre que ceux qu'il a inspirés, des auteurs tels que Ford ou Carver.
Un été à Cold Spring est tout d'abord l'été d'Evan Shepard, beau gosse dont on comprend très vite qu'il ne fera jamais rien de bon dans la vie, au grand désespoir de son père qui tente, à force d'empathie et de compréhension, de persuader son fils de "prendre sa vie en main". Mais Evan accumule les erreurs et chacun de ses choix (ou de ses non-choix) nous confirme qu'il est destiné à rater son existence. Au sortir du lycée, Evan se voit plus ou moins contraint d'épouser la fille qu'il a engrossée et de continuer son métier d'ouvrier pour subvenir aux besoins de sa famille. Lorsque sa femme, très vite étouffée par cette vie étriquée, le quitte,  Evan décide, sans grandes convictions, de reprendre des études, à la grande satisfaction de son père. Mais la rencontre avec Rachel Drake, jeune fille innocente dont la fragilité agace parfois le lecteur, n'annonce rien de bon pour la suite. Rachel coincée avec son petit frère par une mère "en quête d'amour", qui pour oublier ce manque et sa jeunesse perdue boit dès le petit matin, voit sans doute en Evan la possibilité de changer de vie. Très vite, trop vite, Evan décide d'épouser Rachel qui tombera enceinte quelques semaines plus tard. Et sans vraiment s'en rendre compte, poussé par sa jeune-femme pleine de contradictions - chaque tentative de Rachelle pour éloigner sa mère ne fera que rapprocher les deux femmes — le jeune-homme se retrouve à vivre dans une maison située dans la ville de ses parents, avec sa femme, son jeune beau-frère, qui se démène comme il peut dans l'atmosphère gluante qui l'entoure et sa belle-mère, femme définitivement toxique. Le temps d'un été ces différents personnages auront alors l'occasion de voir leur vie se déliter et leur avenir s'assombrir.
On retrouve, dans cet Eté à Cold Spring, les thèmes chers à Yates (dont nous avons déjà parlé ici) : la petite bourgeoisie de l'Amérique d'après-guerre, le manque d'ambition, le désenchantement et la médiocrité. Les hommes perdent leur virilité (le père et le fils Shepard sont tous deux écartés de l'armée pour raisons médicales), les femmes sont tour à tour jeunes et écervelées, puis vieilles et décadentes. Les vies s'enlisent et les jeunes (à l'image du frère boutonneux de Rachel) perdent leurs illusions.
Et pourtant, on se surprend à s'attacher à ces personnages, à leur vouloir du bien même si l'on sait que l'on lit la chronique d'une déchéance annoncée. Nous comprenons leur douleur et leurs rêves. Et puis l'on ressent la moiteur de cet été américain, qui colle à la peau, comme le malheur.
Et l'on se dit qu'on a bien fait de redécouvrir ce grand écrivain qu'est Richard Yates.

En espérant que votre été a été tout le contraire de celui du livre, nous vous annonçons le retour de vacances, avec des valises pleines de lectures achevées, de Voyelle et Consonne, ravis de vous retrouver pour une nouvelle année (scolaire... parce que nous, les profs, on compte surtout en années scolaires) pleine de livres et de partages !

Références : 
Richard YATES, Un été à Cold Spring, Robert Laffont, 2011

7 août 2013

Carte postale

Alicia MARTÍN, Biografias, Arezzo, 2013

Méditation sur le flux incessant des blogs littéraires (ou comment chercher une aiguille dans une botte de foin...)?
Préfiguration de la rentrée littéraire?
Ou solution radicale pour en finir avec sa PAL?

21 juillet 2013

Congé royal

Mes très chers concitoyens,

La Reine et moi, ...

Désolé, je me suis trompé de texte! Difficile d'échapper à l'effervescence monarchique qui s'est emparée de notre petit pays ces dernières semaines.
Comme Albert, le blog va se mettre au repos mais il reviendra (le blog, pas Albert) d'ici la fin août pour des nouveaux billets.
D'ici là, on vous laisse avec une petite sélection subjective de titres dont nous avons parlé lors de leur sortie et qui sont maintenant disponibles en poche (il suffit de cliquer sur le livre pour avoir accès au billet d'origine). De quoi garnir vos valises ou emporter pour une séance de lecture en terrasse.

Bel été à toutes et tous!

11 juillet 2013

Le généalogiste VS le linguiste

Code 1879 — Les Enquêtes du généalogiste, Dan WADELL
Le Linguiste était presque parfait, David CARKEET

Deux enquêtes policières avec, pour héros, deux non-policiers. Entre le généalogiste et le linguiste, mon cœur ne risquait pas de balancer…

L’inspecteur de police a depuis quelque temps déserté son poste. Dans les séries télé, on ne compte plus les exemples d’auxiliaires qui volent la vedette au flic : expert scientifique, mentaliste, archéologue, psy, … Le renouvellement du genre passe par un changement de casting. Et en littérature ? Adamsberg, Wallander, Erlendur, Fors (pour ne citer que les plus récents) devraient-ils craindre la concurrence ? Petit comparatif à partir de deux romans qui jouent (ou pas) la carte de l’originalité.

L’inspecteur londonien Grant Foster se retrouve avec un drôle de cadavre sur les bras : un homme poignardé, amputé des deux mains et sur le corps duquel apparaissent, gravées au couteau, d’étranges inscriptions. Afin d’éclaircir cette énigme, Forster fait appel aux services d’un généalogiste, plus habitué aux rayonnages des bibliothèques qu’aux scènes de crime. Rapidement, l’enquête fait remonter à la surface une autre affaire criminelle : une série de meurtres datant de 1879 qui entretient d’étranges points communs avec le présent.
Des meurtres, des indices qui s’accumulent, quelques fausses pistes et un brin de romance : rien de très original dans ce polar qui tente de recréer l’ambiance mystérieuse du Londres de la fin du 19ème siècle. Cimetières, ruelles obscures, bas-fonds, … : tous les clichés sont au rendez-vous. L’élément original étant ici la présence du généalogiste qui, en fouillant dans les registres et les journaux de l’époque, éclaire le présent en replongeant dans le passé. La formule est d’ailleurs déclinée et répétée toutes les vingt pages, pour ceux qui n’auraient pas bien saisi le concept… Pour le reste, le style est plat et on devine assez vite l’issue de l’enquête (alors que je suis d'habitude le dernier à comprendre!). Je ferai donc l’impasse sur la suite des aventures du généalogiste (parue également chez Babel noir).

Autrement plus stimulant, Le Linguiste était presque parfait de David Carkeet parvient à conjuguer humour et suspense, tout en dressant une satire du monde de la recherche en sciences humaines. 
Jeremy Cook étudie l’acquisition du langage chez les jeunes enfants au sein de l’équipe de chercheurs en linguistique de l’institut Warbach, dans le sud de l’Indiana. Célibataire, passablement peu sûr de lui, plus proche de l’ours que de l’humain, il se demande ce qui lui a valu d’être traité de « trou du cul » par une jeune assistante du centre :

La formule initiale avait peut-être été « un vrai trou-du-cul », et le souvenir de Paula avait altéré la formulation originale en un « parfait trou-du-cul ». À moins que la sentence de départ ait été « une espèce de trou-du-cul » ou « un peu trou-du-cul sur les bords » ou « pas trop trou-du-cul » voire peut-être « pas un trou du cul contrairement aux autres ». […] Au yeux de quelqu’un à l’institut, il était un parfait — ou un vrai, un pauvre, un putain de, etc. — trou-du-cul, et cette personne en parlait à d’autres qui, à leur tour, le considéraient également comme (ou un vrai, un pauvre, etc.) trou-du-cul qui foirait tout.

Le meurtre étrange de l’un de ses collègues va cependant l’obliger à se concentrer sur un sujet hautement plus inquiétant : lequel des linguistes de l’institut est un assassin ?
Entre Agatha Christie et David Lodge, David Carkeet s’amuse avec le microcosme qu’il passe sous sa loupe pour mette en lumière les petits jeux de pouvoir, de solidarité et d’inimitié qui se nouent au sein de ce « tout petit monde ». Chaque personnage est un concentré de névroses, voire de folie : le directeur procédurier, les chercheurs inadaptés à la vie en société, le flic intello aux méthodes peu orthodoxes, … L’auteur parvient assez adroitement à mettre son personnage de linguiste à contribution et à utiliser, avec beaucoup de second degré, ses connaissances afin de résoudre l’enquête. Ce qui, pour quelqu’un qui passe son temps à modéliser les « areuhareuh » des nourrissons n’était pas gagné d’avance… 
Deuxième découverte d’un roman sorti de chez Monsieur Toussaint (après Karoo) et deuxième excellente surprise, avec à nouveau un vrai plaisir lié aussi à l’objet-livre soigné et élégant.

Référence :
Dan WADELL, Code 1879 — Les Enquêtes du généalogiste, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Jean-René Dastugue, Babel noir, 2012. (Niveau 1)
David CARKEET, Le Linguiste était presque parfait, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, Monsieur Toussaint Louverture, 2013. (Niveau 3)

8 juillet 2013

Des héros très discrets

Tout ce que je suis, Anna FUNDER

À partir de faits réels, un roman haletant et passionnant qui met en lumière l’héroïsme des premiers résistants allemands face au nazisme.

Avant d’arriver au pouvoir en 1933, Hitler et son entourage tentent de museler l’opposition politique et notamment les membres du parti social-démocrate. Ce mouvement profondément pacifiste avait été l’un des acteurs de la révolution de Munich en 1918-1919, violemment écrasée par le pouvoir en place. Dans les années 1930, ils tentent vainement d’éveiller la population allemande aux dangers que représente le parti national-socialiste. L’incendie du Reichstag sera le prétexte invoqué par les nazis pour se débarrasser définitivement de leurs ennemis politiques, forçant de nombreux militants pacifistes à l’exil. Ce roman, basé sur des faits réels, raconte le parcours de quatre d’entre eux et leurs efforts pour, de leur refuge londonien, alerter le monde entier sur la terrible menace qui pèse sur l’Allemagne et sur le reste du monde.
Le livre est construit autour de deux narrateurs et de deux époques différentes. En Australie, Ruth, une très vieille dame qui vit ses derniers jours, voit le passé lui revenir par bribes et la ramener à ces années d’exil, à Londres, auprès de son mari, Hans et sa cousine, Dora. Ils partagent alors la vie des réfugiés allemands à qui, sous peine de se voir renvoyer dans leur pays, on interdit toute action politique. Pourtant, alors qu’ils sont à la fois surveillés par les Anglais et des agents des services secrets allemands, ces hommes et ces femmes mettent tout en œuvre pour, clandestinement, récolter et diffuser les preuves des intentions totalitaristes et guerrières du Reich. L’autre narrateur est Ernst Toller, écrivain à succès et militant social-démocrate, qui après avoir purgé une peine de prison pour sa participation à la révolution de Munich, rejoint les Allemands exilés à Londres et, surtout, Dora, avec qui il entretient une relation amoureuse. En 1939, alors qu’il s’est réfugié aux États-Unis, il tente à son tour de raconter dans ses mémoires cette femme héroïque et prête à tout pour faire entendre sa voix.
Les époques et les récits se croisent et se répondent pour raconter le destin de ces personnages bien réels. L’auteure a pris le parti de la fiction, en se basant sur ses recherches et des sources directes (elle a bien connu Ruth), pour rendre hommage à ces hommes et à ces femmes qui ont mis « tout ce qu’ils sont » au service de la résistance. On découvre ainsi leur idéalisme, leurs doutes, leur abnégation face à un monde qui fait souvent semblant de ne pas les entendre. Ils sont pourchassés, toujours à l’affut et, à mesure que le roman progresse, conscients que leur vie ne tient qu’à un fil. Le style de l’auteur donne vie à ces héros de l’ombre et joue avec les codes du roman d’espionnage pour garder palpable, tout au long du livre, la tension permanente à laquelle ils sont soumis.
C’est donc très captivant et, même si on connaît la fin tragique de l’histoire, cela n’enlève rien au plaisir et à l’émotion de voir comment on peut, au péril de sa vie, lutter contre la violence, le cynisme et la cruauté du monde.

Un roman découvert chez Brize, qui avait quelques réserves.

Référence :
Anna FUNDER, Tout ce que je suis, traduit de l’anglais (Australie) par Julie Marcot et Caroline Mathieu, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2013.

4 juillet 2013

Cinquante nuances de Dorian Gray

Teleny, Oscar WILDE

De la littérature érotique et queer avant l’heure, mais aussi un plaidoyer d’une grande modernité sur le droit à l’indifférence.

Lorsque Camille Des Grieux croise pour la première fois le regard de René Teleny, alors que celui-ci s’apprête à interpréter une rhapsodie hongroise lors d’un grand concert à Londres, son sang entre en ébullition. À mesure que le jeune pianiste exécute avec fougue son morceau, des visions extatiques s’emparent de Des Grieux. Un coup de foudre artistique mais surtout sensuel qui sonne le début d’un combat intérieur pour Camille : comment accepter cette part de lui-même qui se consume d’amour pour un autre homme? L’attrait qu’il éprouve pour René est cependant plus fort que ses scrupules et son abandon sera total. Mais on se doute bien qu’avec des prénoms aux connotations littéraires aussi marquées, les choses tourneront mal…
C’est après avoir lu certains billets un peu olé olé chez Jérôme que je me suis plongé dans ce bouquin qui trainait depuis longtemps sur ma pile. Et puis comme c’est l’été (enfin, en théorie), on peut s’accorder un peu de légèreté.
Car il s’agit bien ici d’un roman érotique, voire même pornographique. Il est attribué à Wilde mais il est probable qu’il soit au départ le fruit d’un travail plus collectif sur lequel le flamboyant romancier a fortement imprimé son style. À côté de certaines maladresses, on reconnaît souvent le style de l’auteur du Portrait de Dorian Gray, dans les descriptions ou dans ces petites formules qui font mouche. Vu le sujet du livre, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi son auteur a voulu garder l’anonymat. Le texte date du début du XXème siècle et sa traduction en français de 1934. Et bien évidemment, il ne circulait alors que sous le manteau. Le plus étonnant, c’est qu’il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que les biographes de Wilde reconnaissent qu’il s’agissait bien d’un texte de l’auteur.
Je ne suis vraiment pas un connaisseur du genre ; j’ai lu un peu du marquis de Sade mais en envisageant davantage ses écrits comme des textes d’idées. Difficile donc de donner un avis sur les qualités propres au genre. D’autant que ce roman est bien plus qu’un livre érotique. Mais puisqu’il faudra bien y passer, intéressons-nous d’abord au côté sulfureux.
Teleny propose un éventail complet de toutes les pratiques sexuelles : seul, à deux ou à plusieurs, hétéro, homo ou même avec une bouteille (aïe) ! Dans tous les sens, dans toutes les positions. La manière de dire la chose oscille entre une extrême crudité (une scène assez effarante dans un bordel malfamé), une distance froide (les mots « sphincter », « bulbe de l’urètre » ou « fluide spermatique » ne sont pas vraiment ceux qui me font grimper aux rideaux) ou encore, mais ce doit être propre au genre, une série d’images désuètes qui prêtent plutôt à sourire (« petit dieu d’amour », « formidable champignon », « énorme instrument », « dieu sans aile », …). Dans tout cet étalage de chairs en ébullition, les scènes entre Camille et René représentent bien évidemment les moments forts du roman. Les ébats entre les deux hommes, passionnels et intenses, sont aussi les seuls du livre où l’âme et le corps ne semblent plus faire qu’un. Leur faculté de récupération laisse rêveur (ou filera des complexes, c’est selon) : une petite respiration et on remet ça ! Plus sérieusement, ce que le livre tente peut-être de montrer, c’est que le rapport sexuel entre deux hommes fonctionne sur les mêmes bases (le désir, le plaisir, la jouissance, …) que celui entre un homme et une femme.
En dehors des scènes érotiques, le roman est aussi un plaidoyer, assez audacieux pour l’époque, en faveur de l’amour entre hommes. Le narrateur pose souvent la question de la nature : si je suis fait comme ça, en suis-je responsable et donc condamnable ou non ? La nature est-elle morale ? Les nombreuses références bibliques qui truffent le texte montrent également le poids de la religion sur ces questions. La conclusion est évidente : l’amour entre Camille et René n’est en rien condamnable.

Au théâtre, j’occupais toujours la même loge que lui […]. Aucun de nous n’acceptait, on le sut bientôt, aucune invitation à une partie quelconque où l’autre n’était pas invité. Dans les promenades publiques on nous voyait côte à côte […]. Par le fait, si notre union avait été bénie par l’Église, elle n’eût pas été plus intime.
Que le moraliste, après cela, m’explique le mal que nous faisions, ou que le légiste nous applique aux pires criminels, pour le prétendu tort que nous causions à la société !

Dans ce bel éloge du droit à l’indifférence, Wilde met en lumière l’hypocrisie de son époque qui ne craint rien d’autre que le scandale. Et, plus tragiquement, il semble déjà répondre aux accusations qui s’abattront sur lui quelques années plus tard.

Référence :
Oscar WILDE, Teleny – Étude physiologique, La Musardine, « Lectures amoureuses », 2009.

27 juin 2013

Constuire/re-construire/déconstruire

Un concours de circonstances, Amy WALDMAN

Un roman choral qui, à partir de la faille laissée par les attentats du 11 septembre, ausculte d’un œil acéré et mordant les fissures de la société américaine.

Quelques années après l’attaque qui a secoué le monde entier et laissé un grand vide dans le bas de Manhattan, un jury se réunit pour choisir, à travers un concours d’architecture, un monument à la mémoire des victimes du 11 septembre. Après avoir longuement débattu, les jurés attribuent la victoire à un projet qui propose de bâtir un jardin à Ground Zero. Mais au moment de découvrir le nom de l’architecte, stupeur : il s’agit d’un citoyen américain, certes, mais musulman. Alors que le jury s’impose un temps de réflexion pour mettre ses idées au clair et décider de ce qu’il convient de faire de cette information embarrassante, une journaliste en mal de sensationnel étale l’affaire au grand jour. C’est le début d’une polémique violente qui va embraser l’Amérique et mettre en lumière les tensions qui déchirent les différentes communautés de pensée du pays.
Dans ce roman choral, les différents personnages permettent d’envisager la question sous une multiplicité de points de vue : l’architecte, des représentants des victimes de l’attentat, des lobbyistes de toutes tendances, des journalistes, des politiciens, … Chacun défend son objectif, qu’il soit militant, électoraliste, économique, religieux ou sentimental. Et chacun occupe le vide laissé par l’attentat à sa manière. Mais ce qui est intéressant, c’est que Waldman n’a pas choisi des caricatures et joue habilement avec les préjugés. L’architecte musulman est un laïc convaincu qui se retrouve à devoir mettre en avant, malgré lui, ses origines. Le frère d’une des victimes tente d’utiliser la mort de son frère pour redonner du sens à sa propre vie. La gouverneure de l’État en profite pour se tailler une posture de candidate à la présidence. Chaque personnage est en réalité beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.

[…] Claire pouvait donc créer une poupée russe composée uniquement à son effigie : Claire en Claire, en Claire, en Claire. Pendant l’audition, toutes ces Claire différentes et pourtant identiques semblaient contenues en elle, si bien que tout argument, quel qu’il soit, y trouvait une place. Chaque fois qu’elle pensait avoir atteint la dernière Claire, la vraie, elle se rendait compte qu’elle se trompait, à croire qu’elle ne pourrait jamais atteindre les tréfonds d’elle-même.

À l’image du personnage de Claire, les États-Unis de l’après 11 septembre sont déchirés et peinent à retrouver un semblant d’unité. L’ambiance est à la suspicion, à la psychose quotidienne, au rejet de l’autre. C’est donc davantage un portrait grinçant de l’Amérique contemporaine qu’un xième roman sur les attentats de New York. Et plus généralement une réflexion nuancée sur la manière dont les sociétés, à l’heure où l’information circule à une vitesse inouïe, absorbent les chocs et sautent d’un buzz à l’autre. 
Étonnant d’avoir si peu entendu parler de cet excellent premier roman…

Référence :
Un concours de circonstances, Amy WALDMAN, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, Points, 2013.

22 juin 2013

Un livre qui change le monde ?

Quattrocento, Stephen GREENBLATT

Un essai passionnant, Pulitzer 2012, qui raconte l’histoire d’un texte fondamental, longtemps oublié, et dont la redécouverte a participé pleinement à l’avènement de la Renaissance.

Poggio Bracciolini, dit le Pogge, a-t-il eu conscience, en 1417, que le livre sur lequel il venait de mettre la main dans un monastère allemand éloigné de tout allait influencer durablement toute la pensée occidentale ? C’est en tout cas l’idée défendue par Stephen Greenblatt. Car ce que l’humaniste chasseur de manuscrits venait de sortir de l’oubli était une copie du De rerum natura (De la nature) de Lucrèce, un long poème consacré à Vénus mais aussi à la science et à une idée qui lui avait valu de disparaître des bibliothèques pendant des siècles : l’athéisme.

Ce n’est pas l’adhésion qui importait, mais la circulation — circulation d’un poème demeuré intouché dans une ou, au mieux, deux bibliothèques monastiques pendant des siècles, circulation des thèses épicuriennes réduite au silence par des païens hostiles, puis par des chrétiens qui ne l’étaient pas moins, circulation de rêveries, d’hypothèses esquissées, de doute chuchotés, de pensées dangereuses.

On a l’habitude de dire que la Renaissance se caractérise par la redécouverte de l’Antiquité. Cet essai vivifiant propose d’en expliquer les modalités pratiques et les conséquences. Il ne suffit pas de l’invention de l’imprimerie pour que les textes et les savoirs se remettent à circuler : il faut avant tout que ces textes existent encore et qu’ils soient retrouvés. Et, pour ce qui concerne Lucrèce, adepte d’Épicure, si son poème avait résisté aux ravages que le temps inflige aux vieux documents, l’Église avait rapidement compris que sa philosophie portait en elle la négation des fondements du christianisme. Car comment concilier une pensée qui voudrait que le monde soit fait d’atomes en mouvement qui s’entrechoquent au gré du hasard avec la doctrine d’un dieu créateur ? Et que faire de cette conception de l’existence basée sur la recherche du plaisir alors que la culpabilité et la souffrance sont considérées comme les seules voies possibles pour accéder au paradis. Greenblatt démontre avec beaucoup de précision comment le livre de Lucrèce a pu disparaître et comment, grâce à la découverte du Pogge, il a recommencé à circuler au début du XVème siècle.
À côté des idées soutenues avec une précision et une érudition jamais pesantes, l’auteur nous fait plonger dans les différentes époques qu’il aborde : la fin de l’Antiquité, le Moyen Âge et, bien évidemment, la Renaissance. Mais il ne s’arrête pas là et montre l’influence et la modernité de la pensée de Lucrèce, qu’on retrouve jusque dans la Déclaration d’indépendance américaine !

Référence :
Stephen GREENBLATT, Quattrocento, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud, Flammarion, 2013.

13 juin 2013

Et de cinq !

Ta-daaah ! Le cinquième volume de la brochure « Au bonheur de lire » est enfin disponible et, n’ayons pas peur des mots, nous en sommes très fiers.

Pour ceux qui ne connaitraient pas encore le projet, il s’agit d’une sélection de livres (romans, essais, documents et nouvelles) à l’attention des élèves de 4e, 5e et 6e années du secondaire (donc, pour nos voisins français : seconde, première et terminale).

Il fait savoir qu’en Belgique francophone, le programme du cours de français (qui est en réalité beaucoup plus qu’un cours de langue) accorde une place importante à la lecture et que nous n’avons pas d’imposés. L’accent est davantage mis sur l’importance de donner le goût de lire et, à partir de la lecture, mettre en place des activités (écrites ou orales). Et donc nous essayons de trouver des titres qui sont à la fois susceptibles d’intéresser les jeunes lecteurs tout en étant pourvus d’une certaine qualité d’écriture.
L’exercice n’est pas simple, d’autant que notre groupe de travail est impitoyable dans ses choix. Les débats sont parfois passionnés, voire virulents... C’est ainsi qu’en moyenne nous rejetons un livre sur trois ou quatre. Ça vous donne une idée de tout ce que nous lisons afin d’établir notre sélection…
Mais bon : au final, nous espérons amener nos collègues et, par eux, les élèves à la découverte de la littérature d’aujourd’hui. Et qu’on se le dise : les jeunes lisent encore, pour peu qu’on leur mette dans les mains de quoi leur en donner l’envie. Et qu’on ne vienne pas nous parler des classiques ! On peut évidemment en donner à lire mais avec modération. Le cours de français est bien sûr aussi là pour faire découvrir l’histoire de la littérature et, plus généralement, celle des grands courants artistiques (et je pense qu’en quittant nos classes, nos élèves ont tous les outils nécessaires pour s’orienter dans le monde de la création d’hier et d’aujourd’hui). Mais il est aussi important de leur montrer que la littérature est un art vivant !

Voici donc de quoi faire le plein de livres pour la rentrée prochaine ou, pour les non-enseignants (personne n’est parfait…), de quoi allonger sa PAL, sa LAL ou alourdir son sac de plage…

La brochure est à télécharger ici.

10 juin 2013

La mort vous va si bien

Histoire d’Alice qui ne pensait à rien (et de tous ses maris, plus un), Francis DANNEMARK

Petit traité belge sur l'optimisme. Plaisant.  

Lors de l'enterrement de sa mère, Paul rencontre Alice, sa tante, revenue à Bruxelles après de longues années pour rendre un dernier hommage à sa sœur. Pendant plusieurs jours, à la demande d'Alice, Paul écoutera l'histoire de cette femme au destin singulier, lors de rendez-vous qui se placeront sous le signe de la bonne chère. En effet, chaque soir, Paul emmènera Alice dîner dans un restaurant différent et écoutera cette Shéhérazade lui raconter une vie pour le moins exceptionnelle.
Car Alice a eu neuf maris et autant de veuvages.
Et pourtant, cette vieille dame qui sera toute sa vie poursuivie par la mort, restera d'un optimisme à toute épreuve, profitant de chaque instant, et surtout de chaque personne, et grappillant tous les instants de bonheur que la vie pourra lui offrir.
Ainsi, Alice quittera la Belgique, juste après la guerre et la mort de ses parents et de son fiancé, et partira pour l'Angleterre. Ensuite elle voyagera, emmenée par les hommes de sa vie, d'Italie en Indes en passant par Winnipeg. Son amie Maggie, mère de son premier époux, sera son port d'attache et elle trouvera, après chaque drame, refuge chez la vieille dame qui la soignera à coups de tasses de thé, de jardinage et de phrases bien senties sur le bonheur.
Bien-sûr, avouons que le parcours d'Alice et la mort de ses neuf maris est parfois difficile à croire, que son optimisme à toute épreuve paraît quelque peu fabriqué et que les différents personnages ne sont qu'évoqués un peu superficiellement, ce qui ne permet pas réellement de s'attacher à eux. Le lecteur reste donc à distance du récit des aventures d'Alice.
Mais Alice donne à Paul et au lecteur, dans un petit roman sans prétention qui semble n'avoir d'autres objectifs que de nous faire sourire, une jolie leçon sur le bonheur. Et, au jour d'aujourd'hui, c'est toujours bon à prendre !

Références :
Francis DANNEMARK, Histoire d’Alice qui ne pensait à rien (et de tous ses maris, plus un), Robert Laffont, 2013.

1 juin 2013

Miscellanées jubilatoires et déjantées

Le plus drôle de McSweeney’s

Un recueil de petits textes qui mélangent joyeusement humour, littérature et culture pop.
 
Certains livres n’ont pas les honneurs des rayons et restent confinés aux environs des caisses des librairies. Recueils d’aphorismes, livres à laisser trainer aux toilettes, petits volumes dans l’air du temps ou, dans le pire des cas, poèmes pour mamans et anthologies de photos de petits chats « trô mignons »… 
Alors, chers libraires, prenez garde à ce petit ouvrage : il mérite bien mieux que de finir en produit destiné à l’achat d’impulsion, équivalent papier du paquet de Tic-Tac ou de chewing-gum dans les supermarchés.
McSweeney’s est une maison d’édition américaine qui publie, notamment, une revue et un magazine, The Believer (qui existe également en français). Le plus drôle de McSweeney’s compile une série de textes parus dans la revue ou sur le site et qui ont en commun d’être plus légers que les publications habituelles de l’éditeur. Légers mais pas idiots, potaches mais intelligents et, surtout, non dénués d’une certaine dimension littéraire ou poétique et, le plus souvent, un brin déjantée. Des nouvelles, des parodies, des pastiches et pas mal de listes en tous genres, avec des références à la fois littéraires et populaires.
Cela peut donner, en vrac :
- la transcription d’un commentaire audio sur Le Seigneur des anneaux par Noam Chomsky et Howard Zinn  (où les deux intellectuels prennent la défense des Orques !) ;
- les remarques prodiguées à Homère et à Joyce dans un atelier d’écriture ;
- des fins de chapitres palpitantes à intégrer dans un roman ;
- le journal intime d’un employé de bureau qui a Winnie l’Ourson comme collègue ;
- Jean-Paul Sartre standardiste pour les appels aux urgences ;
- des extraits de la biographie de Steven Seagal ;
- un résumé des blockbusters qui font l’unanimité chez les conservateurs (par exemple : Madagascar, parce que « personne ne se fait avorter dans ce film ») ;
- les manières inefficaces de soumettre un jaguar ;
- des fins alternatives à des œuvres célèbres rédigées par un ado qui a une dent contre son meilleur ami.

Je pourrais presque vous retranscrire toute la table des matières tant je me suis amusé à la lecture de tous ces textes. C’est un exercice périlleux de conjuguer littérature et humour. Les auteurs de McSweeney’s, en quelques lignes ou sur plusieurs pages, y parviennent joyeusement. Cela m’a même valu quelques grands éclats de rire ce qui, il faut bien l’avouer, est plutôt rare quand on a un livre entre les mains…

Référence :
Le plus drôle de McSweeney’s, traduit de l’anglais (États-Unis) par Heloïse Esquié, Le cherche midi, 2013.