29 septembre 2010

Critique de la déraison pure

Le miroir fêlé, Svetislav BASARA

Absurde, moderne et déconstruit : un roman serbe qui voyage.

« Qu’est-ce que c’est que ce début ? » se demanda le typo à l’imprimerie en lisant : « Qu’est-ce que c’est que ce début ? »
Une première phrase d’anthologie et qui donne le ton de ce court roman déconstruit et décapant. Mais avant toute chose, une révélation : l’homme ne descend pas du singe mais bien du néant. Il faut donc cesser d’exister, devenir rien. C’est pour cela qu’Anan annonce qu’il vit désormais en 1949, là où il n’était (encore) rien. Ceci n’est pas du goût de son père qui, craignant les vagues, décide rapidement de faire interner son fils. Cependant Anan parvient à quitter l’asile, arrivé à la fin du chapitre 10 du roman qu’il est occupé à écrire. Car les infirmiers « n’ont rien pu faire contre la logique littéraire »
Les deux guerres mondiales du siècle précédent ont chacune engendré, sous diverses formes, une prise de conscience de l’absurdité de nos conditions et de nos modes de pensée. Plus près de nous, il y a eu aussi les guerres de Yougoslavie et pour BASARA, auteur serbe né en 1953, l’absurde semble être également la réponse à bien des questions. L’auteur s’emploie en une centaine de pages à dégommer avec jubilation et cynisme toute forme de raison. De même pour la psychanalyse, la religion, le socialisme, le langage et la famille : tout passe à la moulinette. Ces réflexions surgissent dans le savant désordre du roman qu’Anan est en train d’écrire et que nous découvrons à mesure que celui-ci le conçoit. On perd évidemment très vite le fil du réel pour passer dans une autre dimension, littéraire, de l’autre côté de ce miroir fêlé que nous tend l’auteur. Comme dans un conte philosophique, nous découvrons une vision de l’existence à la fois spirituelle (dans tous les sens du terme) et désespérée. C’est aussi du pur roman moderne, avec mises en abyme, jeux sur la narration, sur les attentes du lecteur et sur les conventions romanesques.
Si toute l’histoire (impossible à résumer) s’inscrit dans un univers en perpétuelle mutation, ce qui ressort de l’ensemble est la relation d’Anan à son père, jaloux des ambitions littéraires de son fils. Impossible de ne pas penser à KAFKA et à La métamorphose (notamment lorsque le père, dans une parodie de tragicomédie, finit par se cacher sous un lit).

Un livre aimé et envoyé par Sébastien du Globe-Lecteur (il en parle ici) et qui va s’en aller faire un tour chez LuKe’s
Merci à Sébastien pour ce bon décapage cérébral de début d’automne.

26 septembre 2010

Thé chaud et sueurs froides

Les lieux sombres, Gillian FLYNN et Green River, de Tim WILLOCKS

Deux thrillers haletants à lire d'une traite, sous la couette, pendant les week-end pluvieux.

Malgré quelques beaux jours d'été indien, aujourd'hui on est obligé de l'admettre : l'automne s'est installé. Pluie battante, température en chute, vent glacial... Bonne nouvelle : on va pouvoir sans scrupule (parce que quand il fait beau on se sent toujours obligé de sortir) se faire une tasse de thé, se pelotonner dans son lit et... lire un bon thriller. Et vers qui se tourner pour trouver un bon livre à suspense ? Vers les éditions Sonatine, bien sûr. Et comme on sait, malgré les dérèglements climatiques, qu'après l'automne viendra l'hiver, autant en prévoir deux d'un coup.
Commençons par évoquer Les lieux sombres, de Gillian FLYNN. On y rencontre Libby Day, trentenaire solitaire et asociale, rescapée du massacre de sa famille. En effet, presque vingt ans plus tôt, sa mère et ses deux sœurs ont été sauvagement assassinées dans leur ferme familiale et son frère aîné, accusé du meurtre et condamné à la prison à perpétuité. Son témoignage de petite fille de onze ans a été prédominant dans l'accusation de son frère et jamais elle n'a remis en doute la culpabilité de celui-ci. Seulement voilà : l'argent offert par les comités de soutien et autres bonnes âmes commencent sérieusement à diminuer et Libby accepte des rémunérations de la part d'une étrange association, composée de fans de meurtres en tout genre, qui en échange lui demande de se pencher à nouveau sur les trois assassinats. Et Libby commence, malgré elle, à se poser des questions.
La construction de ce polar qui alterne l'enquête d'une Libby qui se reconstruit en retournant peu à peu au monde et les événements de cette journée fatidique, heure par heure, narrée par différents personnages, fait en sorte qu'une fois commencé, il est extrêmement difficile de s'arrêter. On découvre également la vie difficile de ces enfants "pauvres", élevés par une mère au bout du rouleau, dans une ferme qui tombe en ruine au fin fond des Etats-Unis. Un récit extrêmement efficace.

Autre ambiance, autre cadre : Green River de Tim WILLOCKS. Green River est le nom d'une prison, et pas n'importe laquelle : un pénitencier de sécurité maximale au Texas. Son directeur n'a plus aucun espoir quant à la possibilité de rédemption de ses locataires et perd lui aussi peu à peu la raison. C'est ici que Ray Klein, ancien brillant médecin accusé par son ancienne petite amie de viol, purge sa peine. Mais à la veille de sa possible libération anticipée, une émeute éclate dans la prison. Ray qui décide d'abord de ne pas intervenir, va finalement affronter le pire pour sauver Juliette Devlin, psychiatre judiciaire, enfermée à l'infirmerie. Et Klein découvrira peu à peu que les détenus ne sont pas seuls responsables de cette explosion de violence. Tim WILLOCKS parle de l'univers carcéral avec un réalisme parfois difficile à supporter : il est question de sueur, de sang, de sperme, de merde et de violence... Rien ne nous est épargné. Le langage est cru (relevons juste que pour exprimer à quel point deux personnages se mettent à respecter Juliette Devlin pour son courage et sa force de caractère, ils vont la traiter de "véritable fils de pute", ce que la doctoresse trouvera particulièrement touchant). Mais dans cet enfer qui fait apparaître les instincts les plus sauvages et les plus primitifs, où règne la terreur et la folie, apparait ici et là, quelque touches d'humanité : à travers ce détenu, devenu par la force des choses infirmier et qui se battra pour éviter que l'on n'assassine les détenus atteints du Sida, ce meurtrier schizophrène qui se révélera parfois d'une sagesse émouvante, cette solidarité qui naît entre détenus et gardiens qui décident de sauver ceux qui peuvent l'être au risque de leur propre vie...
Deux récits éprouvants mais qui ont cette particularité de faire surgir, à la fin, des touches d'espoir et de bonté là où on les attendait le moins.

PS : On hésite également à signaler, chez Sonatine toujours, La compagnie des menteurs de Karen MAITLAND, polar médiéval assez palpitant, dont l'authenticité historique est des plus intéressantes mais dont la fin nous a laissé un peu perplexe pour ne pas dire franchement déçu. Au cas où un troisième week-end de pluie se profile,...

23 septembre 2010

(Re)Disparaître ici

Suite(s) Impériale(s), Bret Easton ELLIS

La suite de Moins que zéro, vingt-cinq plus tard: non, non, rien n’a changé.

Si je me réjouissais de voir arriver la rentrée littéraire, ce n’était pas pour pouvoir me dire chaque jour combien j’aimerais pouvoir lire davantage, mais bien parce que j’avais depuis longtemps repéré l’arrivée d’un nouveau BEE.
Depuis l’adolescence, et la découverte mi-effrayé/mi-séduit d’American Psycho, ELLIS est un auteur que j’ai abordé à tous les âges avec toujours autant d’intérêt et de plaisir. Chacun de ses romans m’a fait l’effet d’une plongée en apnée, dans un univers et un style. J’ai relu il y a quelques semaines Moins que zéro, dont le présent ouvrage est la suite. L’effet était inchangé. Le caractère implacable de l’écriture et du rythme, la déshumanisation progressive des personnages, le traitement du temps à la fois distendu et perméable : j’ai replongé. C’est dire si l’attente était grande…
On retrouve donc les mêmes personnages, vingt-cinq ans plus tard. La jeunesse dorée et paumée de Moins que zéro fait maintenant partie du petit-monde du showbizz hollywoodien. Clay est devenu écrivain et scénariste et, comme dans le premier roman, il revient à Los Angeles après s’en être éloigné quelque temps.
Les premières pages sont d’une virtuosité stupéfiante: Clay raconte comment lui et les autres protagonistes du premier roman ont regardé le film adapté de ce roman qui, malgré eux, les mettaient en scène. Clay n’était donc qu’un personnage de ce récit à la première personne et semble donc reprendre la main dans ce nouvel opus (euh… vous me suivez ?).
De retour à LA pour le casting d’un film, il retrouve ses anciennes connaissance et cet immense miroir aux vanités qu’est l’industrie du film. Sexe, alcool et anxiolitiques, errance, hésitations : Clay n’a finalement pas beaucoup grandi. Très vite, il est persuadé d’être suivi, espionné. Il reçoit d’étranges messages, des menaces qu’il tente d’oublier en tombant sous le charme d’une jeune femme prête à tout pour un rôle. Jusqu’où Clay pourra-t-il se perdre ? Quelle est sa part de liberté ? N’est-il à nouveau qu’un personnage manipulé dans un scénario qui le dépasse ?
L’utilisation du présent dans l’écriture donne à ce roman un rythme particulier. Des scènes qui se répètent, des rencontres, des soirées où l’ennui et le désespoir se diluent dans un verre de tequila, on avance de plus en plus vite vers une sorte d’horreur angoissée, le roman hésitant sans cesse entre le roman noir et le thriller, version David Lynch. J’ai parfois eu l’impression que l’auteur cherchait à créer du suspense là où il n’y en avait pas besoin, tout étant ici question d’ambiance, d’atmosphère. Un cauchemar éveillé. Derrière la critique acerbe de l’univers factice et nombriliste d’Hollywood, Suite(s) Impériale(s) est avant tout un roman sur l’homme et sa faculté à se perdre dans la réalité et de s’enfoncer dans l’horreur.
Même si le roman m’a moins emballé que les précédents (comme Lunar Park, mon préféré), cela n’en reste pas moins d’une grande maîtrise et, à nouveau, je suis resté suspendu quelque part dans l’univers « ellissien », perdu et  à court de souffle, jusqu’à la dernière phrase.

Lu dans le cadre d’un partenariat organisé par BOB, qu’on remercie, et les éditions Robert Laffont.

D’autres avis chez Stef et Pierre.

18 septembre 2010

Post-moderne solitude

La carte et le territoire, Michel HOUELLEBECQ 

Poids lourd de la rentrée 2010 : alors ?

A moins d’avoir passé les dernières semaines bloqué au fond d’une mine au Chili, il ne vous aura certainement pas échappé que HOUELLEBECQ a sorti un nouveau livre. Matraquage médiatique et chœur de louanges pour le cinquième roman de celui que de nombreux critiques semblent considérer comme le sauveur de la littérature française contemporaine. J’étais passé très loin à côté d’Extension du domaine de la lutte et des Particules élémentaires. Il ne m’en reste rien sinon le souvenir d’un ennui et de beaucoup de réticences. Mais à force de lire partout des critiques élogieuses sur La carte et le territoire, j’en suis quand même venu à penser que, peut-être, je passais à côté de quelque chose. Difficile donc d’appréhender le livre en faisant abstraction de tout ce qui en a déjà été dit.

Pour ceux qui n’en auraient pas encore entendu parler, ce roman raconte l’histoire de Jed Martin, artiste contemporain multiforme, de son arrivée sur le marché de l’art à sa disparition. Son parcours, ses amours, sa relation au père et la lente gestation de son art forment la base du récit sur laquelle vient se greffer son début d’amitié avec Michel Houellebecq, écrivain misanthrope retiré en Irlande. Dans la deuxième moitié du roman, un fait divers sordide viendra bousculer le tout et ouvrir d’autres perspectives…
Un premier soulagement : en faisant de lui-même un personnage, l’auteur a pris la rebrousse-poil l’auto-fiction et s’est amusé à se caricaturer en jouant sur l’image de l’écrivain taciturne et lunaire, peu sympathique et déconnecté du monde. Portrait plein d’ironie, faux-vrai double de l’auteur mais aussi pendant sombre de l’autre artiste du roman : Jed. Dans ses œuvres, celui-ci interroge le monde des objets, de la production et du travail. Des peintures ou des photographies qui, comme les romans de HOUELLEBECQ, dépeignent la mélancolie d’un monde post-moderne revenu des grandes utopies comme la révolution industrielle, où toute chose ne s’évalue plus qu’en fonction de sa valeur marchande. Ce n’est pas une pensée révolutionnaire mais ce thème est amené ici avec beaucoup de finesse et d’astuce et le personnage de l’artiste solitaire et habité évite pas mal de clichés. De même dans les moments entre Jed et son père : pas de grosses ficelles et des scènes fortes et émouvantes. Le texte s’ouvre parfois sur d’autres voies, sur des digressions (beaucoup de pastiches assez truculents) qui donnent à l’ensemble une construction originale et un rythme maîtrisé et efficace.
A côté de cela, le roman propose aussi une satire sociale du monde de l’art et des médias, drôle mais très référentielle. Même si certains noms (Jeff Koons, Steve Jobs, Bill Gates, …) semblent ouvrir des possibilités assez larges (et caressent un peu le lecteur bobo dans le sens du poil...), je doute que les lecteurs non-francophones s’amusent de la scène du nouvel an chez Jean-Pierre Pernaut ou du personnage de Frédéric Begbeider (qui apparaît ici comme la bonne fée qui vient aider le héros quand il est dans l’impasse).

Au final, La carte et le territoire est un très bon roman, malin et mélancolique. De là, comme j’ai pu le lire, à parler de « génie » ou de « roman total » il y a un pas que je ne franchirai pas…

PS: écho positif à lire aussi chez Emeraude.

12 septembre 2010

De la rentrée

Si septembre est devenu synonyme de débauche littéraire (comme le raconte très bien Sébastien) et de crampes musculaires chez les libraires, il n’en reste pas moins avant tout le mois de la rentrée des classes, non mais !

C’est pour nous un moment particulier, rempli d’envie(s), de doutes, de résolutions, de créativité et d’appréhension. Parce que nous aussi, la veille de la reprise, on a du mal à trouver le sommeil (et le jour où je dormirai comme un loir avant de retrouver le chemin de l’école, je changerai de métier).
Quelles sont les nouveautés et les tendances de l’année scolaire 2010-2011 ? Et bien la Converse cradingue semble très bien se porter… Non, désolé, on ne va pas parler mode chez les 16-18 ans mais plutôt lecture à l’école.

À la mi-juillet, les professeurs de français ont eu droit à un petit buzz médiatique autour d’une circulaire ministérielle (à lire ici) leur demandant la plus grande vigilance quant aux lectures qu’ils proposent à leurs élèves. Rappelons à nos lecteurs français que les programmes belges sont assez différents des leurs. Pas d’œuvres imposées pour les lycéens belges francophones. En gros, la lecture est utilisée sous l’angle de la communication (un support pour des activités de communication) et doit donner le plaisir et le goût de la lecture. Ce qui laisse aux professeurs de français une immense liberté. Loin de revenir sur ce principe, la circulaire, réaction à différentes plaintes de parents (lesquels ? dans quelle proportion ? mystère…), invite les enseignants à s’interroger sur « la réception des œuvres littéraires par le public scolaire concerné afin d’éviter la naissance de conflits qui empêcheraient une lecture sereine des œuvres littéraires » et leur recommande d’éviter le « mauvais goût ».
La notion de « mauvais goût » utilisée dans une circulaire a déjà de quoi faire hurler alors même que dans nos cours nous tentons de montrer aux élèves la relativité des points de vue dans la réception d’une œuvre. Mais ce qui est plus inquiétant, c’est cette idée d’une littérature qui ne doit pas entrer en conflit avec les représentations de l’élève. Dans nos choix de livres (dans nos classes ou dans notre groupe de travail ), nous sommes toujours attentifs à ne pas proposer des livres complaisants en terme de violence ou de sexualité (nous basant davantage sur un jugement esthétique plutôt que moral). Cependant, nous pensons qu’une des fonctions de la littérature est de présenter une vision du monde et des objets du monde qui vienne chatouiller, énerver, ranimer nos propres représentations et par là nous amener à une ouverture d’esprit plus large et plus éveillée. Imaginerait-on pareille circulaire pour les professeurs de biologie qui, par exemple, lorsqu’ils enseignent la théorie de l’évolution, devraient tenir compte des croyances de leurs élèves ?
La circulaire ne cherche pas à établir des critères de rejet trop stricts qui, de facto, interdiraient par exemple la lecture de Madame Bovary. Pour notre part, nous pensons qu’il est peut-être plus risqué de faire lire le chef d’œuvre de Flaubert à un élève de 16 ans qui n’a pas la maturité LITTERAIRE suffisante pour y trouver de l’intérêt et risquer par là de le dégoûter de la lecture.

Tout ça pour vous dire que nous avons posté nos listes de lectures pour l’année 2010-2011 et qu’elles sont disponibles ici et ici.

Bonne rentrée à toutes et à tous.

PS : Sur le même sujet, j’avais été très heureux de lire le billet enflammé de Reka.

9 septembre 2010

Double-jeu

Alice Kahn, Pauline KLEIN

Premier roman très réussi sur l’image et l’identité, entre rêve et réalité.

Inexistante, invisible aux autres, comme un fantôme qu’on peut traverser sans s’en rendre compte ; c’est ainsi que se perçoit la narratrice. Mais lorsqu’un jeune photographe la prend pour une autre à la terrasse d’un café, elle devient Anna et tente de se construire l’image de cette autre femme qu’elle ne connaît pas. Elle invente un personnage qui, dans les rouages du jeu de la séduction, épouse les désirs et les attentes de l’inconnu. Plus qu’une histoire, c’est un corps et un visage qui se matérialisent sous les yeux de celui qui la regarde. Un visage qui s’inscrit dans un décor plus vaste, comme les portraits miniatures qu’elle s’amuse à rajouter dans des musées, geste qu’elle attribue à un autre double, Alice Kahn, artiste protéiforme et malicieuse.
Un tout petit livre perdu au milieu du grand débarquement de septembre mais qui a de quoi réjouir : le premier roman de Pauline KLEIN étonne. Une écriture rêveuse, sensible et ironique (notamment lorsque le personnage se réinvente dans le milieu parisien de l’art contemporain) qui sert avec amusement cette subtile réflexion sur l’image et le regard, la féminité, le jeu des apparences dans les rituels de socialisation et la construction du personnage. La narratrice est comme la feuille vierge de l’écrivain, la pellicule d’avant la photo sur laquelle s’imprime peu à peu l’image réfléchie par le regard des autres. Dans ce jeu sur le double, elle oscille sur un fil ténu au-dessus du vide, démultipliant les reflets, passant, comme Alice, de l’autre côté du miroir, à travers Anna, astucieux palindrome.
Le début du roman déroute un peu mais ensuite on entre très facilement dans cet univers étrange où le personnage est en transformation constante. Ce qui apparaît au départ presque comme un exercice de style possède au final une vraie force romanesque. Une réussite.

7 septembre 2010

La beauté des myosotis

Le poids des secrets, Aki SHIMAZAKI

La pentalogie d'une auteur japonaise qui écrit en français : cinq objets de plaisir dans un seul coffret !

La particularité des Japonais est sans doute de nous faire apparaître toute la complexité de la vie et des relations entre les gens, en particulier d’une même famille, avec une fausse simplicité, une apparente légèreté et des tonnes de subtilité. Pour sa chronique familiale, Zola, dans la plus pure tradition littéraire française, nous pond vingt longs romans, truffés de descriptions, d’explications et de précisions (ce qui ne remet pas en cause toute l’admiration que j’ai pour Zola ! Pour preuve, lire ici). Aki SHIMAZAKI, elle, nous offre cinq tout petits romans (presque de longues nouvelles), sans bavardages, sans digressions. Même si l’auteur écrit en français, sa langue d’adoption (elle vit désormais à Montréal), on retrouve cette particularité de la langue japonaise de dire beaucoup en peu de mots. Dans Le poids des secrets, le lecteur se plonge dans de terribles secrets de famille et découvre des morceaux parfois méconnus de l’histoire japonaise.
Résumée, l’histoire a un air de déjà vu : un homme,  Monsieur Horibe, a une fille reconnue, Yukiko, et un fils illégitime du même âge, Yukio. Mais la force du récit tient dans le fait que dans chaque tome cette histoire est racontée par un personnage différent. Ainsi le premier tome, Tsubaki, semble tout nous raconter par la voix de Yukiko. Dans le second tome, Hamaguri, le récit, pris en charge par Yukio, prend une autre tournure. Le troisième tome, Tsubame, remonte le temps et nous parle de l’enfance de la mère de Yukio, Mariko, et dévoile le secret de ses origines comme pour mieux expliquer le chemin qui l’a conduite à sa vie actuelle. Dans Wasurenagusa, le quatrième tome de cette pentalogie, la lumière se fait sur le personnage de Kenji, le père adoptif de Yukio, qui a bravé sa famille et les interdits de la société de l’époque pour épouser Mariko. Enfin, Hotaru, dernier tome du cycle, redonne la parole à Mariko, qui confie à sa petite fille le reste des secrets de son existence.
Au fur et à mesure des lectures, l’histoire banale en apparence prend peu à peu une épaisseur insoupçonnée. Derrière les drames mais aussi l’évocation des grands et des petits bonheurs des membres de cette famille, se dresse l’Histoire japonaise: la seconde guerre mondiale, le bombardement de Nagasaki, le tremblement de terre de 1923,  la relation entre Japonais et Coréens et la persécution de ces derniers.
Tout le talent de SHIMAZAKI consiste à être parvenue à écrire une véritable saga familiale, à créer des personnages forts et attachants et à rendre un cadre historique de manière précise avec une concision étonnante. Et surtout, beaucoup de poésie.
A dévorer en une fois, comme un étonnant roman fleuve ou à savourer au compte goûte, en espaçant les cinq tomes. Un précieux coffret à offrir, à s’offrir, à se prêter, mais à ne pas rater.

5 septembre 2010

Portrait de l'artiste au travail

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Mathias ENARD

L’homme derrière le génie : une histoire de Michel-Ange chez les ottomans.

1506. Lassé d’être éconduit par le pape Jules II dont il doit pourtant construire le fastueux tombeau, Michel-Ange embarque pour Constantinople. La réputation de l’auteur du David est déjà parvenue jusqu’au sultan Bajazet qui lui demande, après avoir abandonné le projet de Léonard de Vinci, de concevoir un pont sur la Corne d’Or. De cet épisode ottoman, les historiens de l’art n’ont gardé que de rares traces : une esquisse, l’inventaire des possessions de l’artiste à Constantinople, … Mathias ENARD comble les vides de l’histoire par la fiction et, en imaginant les quelques semaines passées sur la terre de l’ennemi de l’Eglise de Rome, dresse un portrait de l’artiste au travail et, surtout, de l’homme et du génie.
Le roman peut se lire comme un récit de voyage où Michel-Ange découvre peu à peu les charmes et les ambiances de Constantinople, ville grouillante qui met tous ses sens en éveil. C’est aussi, de par le contexte politique tendu dans lequel s’inscrit ce voyage, un roman qui remet en contexte les rivalités entre l’Orient et l’Occident (la métaphore du pont peut s’interpréter de bien des façons… jusque dans la politique européenne d’aujourd’hui…). On y montre aussi très bien comment les artistes de l’époque dépendaient du bon vouloir des grands. Mais ce que j’ai davantage retenu c’est la manière dont l’auteur tente d’évoquer ce qui fait le génie de Michel-Ange : un processus créatif concentrique et, à première vue, éclaté, qui fait appel à l’homme plus qu’à l’artiste et à sa technique. Un homme complexe, orgueilleux et timide, curieux et blasé, sensible à la sensualité des mots et des corps. Et plutôt que de décrire avec profusion ce pont dont nous n’avons que peu de traces, l’auteur s’amuse à collecter dans l’épisode ottoman des éléments d’œuvres postérieures.
L’écriture est assez sensuelle, parfois un rien trop lyrique à mon goût (avec des effets de style un peu pesants). ENARD emmène le lecteur dans ce voyage exotique et artistique avec beaucoup de subtilité et de douceur, en évitant soigneusement de faire de Michel-Ange un génie déshumanisé. Pas d’érudition pesante mais une manière originale d’aborder l’homme et son œuvre, notamment à travers le regard d’autres personnages.
Une bonne pioche de cette rentrée littéraire, sur les bons conseils du Globe-Lecteur, qui publie également un entretien avec l'auteur (à lire ici).