18 septembre 2014

Coup de cœur

Maylis de KERANGAL, Réparer les vivants

Le récit d'une greffe de cœur : ou comment le talent de Maylis de Kerangal transforme un acte chirurgical en une histoire palpitante (comme un cœur...) et terriblement émouvante.

Pour qu'il y ait greffe de cœur, il faut d'abord un cœur disponible et du coup, une mort cérébrale. Et donc, un décès, inopiné, souvent d'une personne jeune, pour que le cœur soit encore tout frais, tout neuf. Il y a donc aussi la souffrance, la douleur, l'horreur de la disparition.
Puis c'est un travail de dialogue, de persuasion. Convaincre les proches d'accepter que l'on touche au corps de celui qu'on vient de perdre mais qui semble encore si vivant, qui respire encore.
Ensuite c'est une course contre la montre: les actes chirurgicaux qui doivent être rapides et précis, le trajet sans encombre, les informations qui doivent circuler. Et tout ça, le plus vite possible avant que les organes, les poumons, le foie, les reins, le cœur,... ne commencent à se détériorer.

Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps.
 
Et puis vient le receveur. Celui qui attend, depuis si longtemps, celui qui espère. Celui qui craint qu'il n'y ait jamais de cœur pour lui, puis qui espère qu'il ne rejettera pas l'organe qu'on lui offre.
Il y a encore les médecins, les infirmiers et infirmières, ceux qui savent comment en parler, ceux qui préfèrent opérer que discuter, ceux qui sont à l'écoute, ceux qui sont fatigués, ceux qui encadrent la douleur et l'angoisse,...
Et enfin, il y a la transplantation.
C'est tout ça que nous raconte Maylis de Kerangal dans son dernier livre dont le titre magnifique, emprunté à Tchekhov, évoque déjà toute la puissance et toute l'ampleur.
Dans ce style qui n'appartient qu'à elle, à la fois direct et poétique, l'auteur fait de cette greffe d'organe une épopée passionnante qui nous émeut et nous bouleverse.
Ni froideur (pourtant dans un récit médical), ni pathos (pourtant dans un récit sur la mort), mais beaucoup de justesse et de finesse pour ce très grand roman qui ne fait que confirmer un très grand auteur (que nous avions déjà beaucoup aimé ici).

Référence:
Maylis de KERANGAL, Réparer les vivants, Collection Verticales, Gallimard, 2014.

7 septembre 2014

To be or not to be Shakespeare?

Will le Magnifique, Stephen GREENBLATT

Un essai passionnant sur un écrivain dont on sait bien peu de choses. Et une méthode originale : expliquer l’homme par son œuvre.

Shakespeare a connu, dès ses premières pièces, la reconnaissance de ses contemporains. Les intrigues et les personnages créés par le dramaturge ont parcouru les siècles et sont, aujourd’hui encore, présents sur toutes les scènes, faisant de lui l’un des auteurs le plus célèbre au monde. Paradoxalement, peu de choses nous sont parvenues pour en apprendre davantage sur l’homme. Des documents juridiques sur lui et ses proches, essentiellement. Ces quelques sources permettent notamment de comprendre les liens qui l’attachaient à ses enfants et, au contraire, le peu d’intérêt qu’il semblait porter à son épouse… (On est loin de la passion de Roméo et Juliette...) Nous possédons également des témoignages indirects mais jugés trop tardifs pour être pris en considération.
Stephen Greenblatt, professeur de littérature à Harvard et spécialiste de Shakespeare, tente d’éclairer les zones d’ombre de sa biographie en partant de l’œuvre, posant comme postulat que la richesse et le foisonnement des univers contenus dans les pièces devaient trouver leur source dans les expériences, les souvenirs et les questionnements de l’artiste.

[…] Shakespeare bâtit sa carrière sur une série d’usurpations d’identité compulsives, de petits larcins conjugués à une imagination sans borne. Bien que dans ses affaires personnelles il ait évité tout ce qui aurait pu le conduire à connaître le même destin que Marlowe ou Greene, il trempa sur scène dans des passions dangereuses et des idées subversives. Tout ce que la vie lui affligea de douloureux, crise d’identité sociale, sexuelle ou religieuse, il en tira bénéfice pour son art (puis fit de son art une source de profit).

Tout comme dans Quattrocento, l’érudition de l’auteur est ici mise en scène dans un essai aux allures de récit. On suit donc l’itinéraire assez exceptionnel de ce fil de gantier qui quittera sa province, sa femme et ses enfants pour partir à la conquête des théâtres londoniens. 
Les problèmes d'argent de son père, la mort de son fils (un certain Hamnet... ça ne vous dit rien, Dr. Freud?), l'emprisonnement de certaines personnes de son entourage lorsque le pouvoir royal fait la chasse aux catholiques: tous ces événements se retrouvent, d'une manière ou d'une autre, dans ses œuvres. 
D'un point de vue artistique, sans créer de véritable rupture (il s'inspire largement de ses contemporains), Shakespeare va, au fil des pièces, développer une manière de faire évoluer ses personnages et de présenter au public un condensé d’humanité, de tous les milieux, de toutes les époques, en proie aux questionnements les plus essentiels : l’amour, la mort, le pouvoir, la religion, ... Des réflexions qui, selon Greenblatt, reflètent les pensées de l'auteur à différents moments de sa vie.
En plus d’une analyse originale de certains grands classiques shakespeariens (Hamlet, Macbeth, la Tempête ainsi que certains poèmes), Greenblatt remet en contexte chacune de ses hypothèses en fonction des questions religieuses, politiques et sociales qui secouent l’Angleterre de la fin du XVIème siècle. Complots, exécutions, chasse aux sorcières, révoltes populaires, épidémies… L’époque dans laquelle a évolué l’auteur est à l’image de ses œuvres : un monde instable, fragile, toujours susceptible de voler en éclats.
Un livre passionnant, enrichissant et qui, bien entendu, donne très envie de se replonger dans l’œuvre du grand Will.

Référence :
Stephen GREENBLATT, Will le Magnifique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Anne de Béru, Flammarion, 2014.