27 mai 2011

Légère gourmandise



Une gourmandise, Muriel BARBERY

Un petit roman qui prouve qu'aimer la nourriture ne veut pas toujours dire aimer les gens...

On se souvient, bien-sûr, de L'élégance du hérisson, expression qui caractérisait si bien le personnage haut en couleur d'une concierge en apparence revêche et acariâtre mais en réalité férue de culture et amoureuse des belles choses. On se souvient de sa rencontre avec la petite Paloma, si jeune et déjà désespérée du monde dans lequel ses parents, épouvantables intellectuels de la gauche caviar, névrosés et désabusés, l'avaient propulsée sans demander son avis. Et on se souvient, bien-sûr, du nouveau locataire, ce japonais charmant, qui les séduira toutes deux. Mais se souvient-on du précédent locataire de cet appartement ? C'est pourtant par sa mort que s'ouvre L'élégance du hérisson. Et c'est surtout le personnage principal du premier roman de Muriel BARBERY, sorti six ans avant le Hérisson, tout petit bouquin qui narre les derniers instants d'un très reconnu critique gastronomique.
C'est donc principalement de nourriture que parle ce roman. Car le maestro de la cuisine tente de savoir ce qu'il veut manger avant de mourir. Il fouille sa mémoire pour retrouver ce goût qui, comme la vie, lui échappe inexorablement. Alors il repense aux plats de son enfance, au ragoût de sa grand-mère, aux herbes du jardin de sa tante, à son premier sashimi, à son premier verre d'alcool... Et il nous décrit tout ça avec passion et amour.
Mais son récit qui donne l'eau à la bouche est ponctué du regard que posent les autres, ceux qui, de près ou de loin, ont fréquenté le maître et l'ont subi. Car très vite on comprend que notre héros aime les plaisirs de la bouche mais pas ceux de la vie sociale. Ainsi ne s'est-il jamais intéressé à ses deux enfants et encore moins à ses petits enfants, ainsi a-t-il bafoué sa femme qui malgré les années et l'indifférence de son mari reste passionnément amoureuse de lui, ainsi est-il craint et parfois haï de ses collègues, des femmes qu'il a séduites et abandonnées et surtout de sa propre famille. Seule sa femme de ménage voit en lui quelqu'un de bien.
Le livre, bien sûr, pour peu qu'on aime un peu manger (ce qui, je vous l'avoue, est mon cas!) donne l'eau à la bouche. Par ailleurs, on retrouve le style direct et dynamique de BARBERY ainsi que ses descriptions truculentes et ses considérations philosophico-psychologiques pleines de verve. Mais on pourrait regretter, outre le fait que le personnage, du haut de son mépris pour le genre humain, nous soit tellement antipathique qu'on se surprend à avoir envie de le voir mourir plus vite, la longueur du livre qui ne permet jamais vraiment de "rentrer dedans", ... En alternant descriptions culinaires (parfois un peu longuettes) et les réflexions des proches du futur défunt, l'auteur laisse un impression d'un petit livre décousu qui manque un peu de corps. Une gourmandise... un peu light.

Référence :
Muriel BARBERY, Une gourmandise, Gallimard, 2002, Folio pour l'édition de poche.

19 mai 2011

Sur le fil

Et que le vaste monde poursuive sa course folle, Colum McCANN

Roman polyphonique à New York, tendu au-dessus du vide.

Un curé irlandais amoureux exilé dans le Bronx, rattrapé par son jeune frère. Une bourgeoise de Park Avenue qui ne cesse de pleurer son fils mort à la guerre. Des pseudos artistes en cavale. Deux prostituées, une mère et sa fille, qui ont cessé de rêver à des jours meilleurs. Des pirates de l'informatique en embuscade. Autant de personnages imperceptiblement reliés les uns aux autres par le fil d’un funambule. Le 7 août 1974, il s’élance sans trembler sur un câble tendu entre les Twin Towers de Manhattan. Un geste fou et gratuit. Une image fulgurante de liberté et de détermination qui est au centre du livre et d’où partent toutes les autres histoires de ce roman polyphonique.

Il m’a fallu du temps avant de parvenir à rentrer dans l’histoire et dans l’écriture de ce roman très dense. Au point que j’en ai même abandonné la lecture pendant plusieurs semaines. J’ai repris à un moment où j’étais plus disponible et c’est alors sans peine que je me suis laissé porter d’une histoire à l’autre. Le style de McCANN (dont je n’avais lu que le très beau Danseur) est assez surprenant et passe, adroitement, d’un univers à l’autre, d’une voix à l’autre, sans se perdre ou s’essouffler. Les phrases souvent courtes et tendues rendent compte du trouble et des impasses dans lesquels les personnages se confondent et se croisent. Mais, comme pour le funambule, une force semble les faire avancer et, oubliant la peur du vide, atteindre l’autre bord. Une manière aussi d’évoquer les deux tours de New York en passant par une fiction alternative où l’homme, plutôt que de détruire, crée du lien.

Le verdict de la blogosphère est souvent positif, comme chez Constance. D’autres avis chez BOB.

Référence :
Et que le vaste monde poursuive sa course folle, Colum McCANN, traduit de l’anglais par Jean-Luc Piningre, 10/18, 2010 (édition originale : 2009)

Seule au monde

Le mur invisible, Marlen HAUSHOFER

Description d’une expérience humaine extrême et angoissante. Un roman puissant aux multiples degrés de lecture.

Un mur infini et invisible. Une barrière qui vous sépare à jamais du reste du monde, si le monde existe encore. C’est ce que découvre l’héroïne un matin, alors qu’elle vient de passer la nuit seule dans le chalet de sa cousine. Au-delà du mur, la vie humaine a disparu. Elle est seule, isolée dans la forêt avec pour seule compagnie un chien, une vache et une chatte. Très vite, la situation s’impose au personnage. Elle ne perd pas de temps, ne cherche pas à comprendre et organise sa survie. Rationner la nourriture, planter des pommes de terre, traire la vache, chasser, couper du bois, … Un quotidien s’installe, laborieusement, soumis aux mouvements répétés de la nature qui reprend tous ses droits. Dans ce monde sans hommes, les animaux deviennent les témoins et les seuls interlocuteurs possibles, compagnons d’infortune sur qui il faut bien veiller. La femme, dont on ne connaît pas le nom, passe subitement d’une vie bourgeoise à celle d’une paysanne qui doit, seule, accomplir toutes les besognes et, toujours, avoir une longueur d’avance sur les éléments. À la suite d’un accident qu’on ne découvrira qu’à la fin, elle se met à raconter, par écrit, son histoire.

C’est un peu comme La route de McCARTHY, mais sans la route et sans enfant. Ou comme I am Legend, sans vilains monstres. Bref, une histoire d’après la catastrophe qui met le personnage face à sa solitude et à sa qualité d’être humain. Pourquoi continuer à se battre et à survivre quand il n’y a plus rien ? A quoi se raccrocher ?
L’écriture de HAUSHOFER est précise et directe. On pourrait vite craindre que la description minutieuse d’un quotidien aussi répétitif puisse lasser, mais il n’en est rien. On reste rivé à cette femme qui se débat avec une incroyable puissance et parvient à faire taire l’angoisse existentielle symbolisée par cet étrange mur. Remis dans son contexte (le roman a été écrit en 1968), on peut bien évidemment lire ce livre comme une métaphore de la peur face à la guerre froide et à ses possibles dérives nucléaires, mais il serait dommage de s’arrêter là. La dimension philosophique de cette expérience humaine extrême tient en haleine et, inévitablement, pose la question : et moi, à sa place ?

Peu d’avis sur la blogosphère. J’ai cependant trouvé celui, positif, de la Biblio du dolmen.


Référence :
Le mur invisible, Marlen HAUSHOFER, traduit de l’allemand (Autriche) par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Babel, 1992

1 mai 2011

black and white

Joyce Carol OATES, Fille noire, fille blanche

La grande Joyce Carol OATES, par son écriture fine et cruelle, nous livre non pas une belle histoire d'amitié entre deux filles que tout oppose dans l'Amérique des années 70 mais un subtil roman sur la confrontation entre deux mondes qui ne se rejoindront sans doute jamais.

"Certaines vérités dont des mensonges", aime dire Maximilian Meade, le grand Mad Max, avocat de gauche radical et père de la narratrice. "Aucune vérité ne peut être mensonge", préfère penser la narratrice elle-même. Et c'est dans cette quête de la vérité qu'elle entreprend la rédaction "d'un texte sans titre au service de la justice" pour tenter d'expliquer (et de comprendre) les raisons de la mort de sa camarade de chambre, quinze ans plus tôt, au Schuyler College.
Genna Meade, dont l'illustre famille est entre autre fondatrice du fameux collège, portant le lourd fardeau d'une famille hors norme, idéaliste mais peu présente pour leur propres enfants, partage sa chambre avec Minette Swift. La première est douce, maigre, timide, blanche et cherche sans cesse à se faire aimer. La seconde, fille d'un pasteur de Washington, est solitaire, indomptable, indifférente au regard d'autrui et noire. Genna tentera de toute ses forces de devenir l'amie de Minette, n'hésitant pas à la défende lorsque tout le monde rejette cette fille en apparence grossière et agressive mais n'arrivera jamais vraiment à fendre sa carapace.
Et puis il y a les agressions racistes... Des mots glissés sous la porte ou écrits dessus en grosses lettres noires, des affaires de Minette qui disparaissent et qu'elle retrouve, des semaines plus tard, abandonnées dans la boue du campus, des bouts de verre dans la douche... La résidence Haven Hall du Schuyler College est pourtant réputée pour être "la plus intégrée" et pour réunir "des jeunes femmes de races, de religions, d'horizons ethniques et culturels différents"; alors pourquoi Minette est-elle la cible de ces attaques permanentes ? Genna revient donc sur cette année 1975, l'année de la mort de Minette Swift, la veille de son dix-neuvième anniversaire.
Plus qu'un livre sur les tensions raciales, Fille noire, fille blanche est un roman sur les relations familiales et l'héritage filial parfois terriblement lourd à porter, sur l'Amérique des années 70, les mouvements hippies, la guerre du Vietnam, le scandale du Watergate... Et puis surtout un roman sur la culpabilité : celle de Max Meade par rapport à certains attentats terroristes qui ont coûté la vie d'un ou deux innocents, celle de son épouse, hippie et bohème, incapable de s'occuper de ses deux enfants et de leur donner le foyer rassurant qu'ils attendent, celle de Minette qui semble faire tout pour qu'on la rejette et enfin, celle de Genna persuadée qu'elle est responsable de la mort de sa camarde. Avec l'écriture singulière et féroce qu'on lui connaît, Joyce Carol OATES dresse un portrait psychologique sans complaisance de la complexe Minette et de sa non moins complexe camarde de chambre. En évitant bien entendu toute explication manichéenne, Joyce Carol OATES nous livre une intrigue dont le dénouement est ambigu et terriblement inconfortable. Mais on le sait, on ne compte pas sur OATES ni pour nous expliquer, ni pour nous rassurer. Et c'est sans doute pour ça qu'on aime tant ses livres... (la preuve ici).

Référence :
Joyce Carol OATES, Fille noire, fille blanche, traduit de l'américain par Claude Seban, Editions Philippe Rey, 2009 sorti en poche chez Point.