26 mai 2013

O’Brothers

Vie animale, Justin TORRES

Chronique d’une fratrie au bord du précipice. Un premier roman brut et percutant.

[…] on se suffisait à nous-mêmes pour jouer, chasser, se battre. On était soudés. Manny inventait les règles, Joel les brisait, et moi j’essayais de maintenir la paix, ce qui parfois consistait à tomber à genoux et à me cacher la tête dans les mains, puis à les laisser me bousculer et m’insulter jusqu’à être fatigués, lassés ou pris de remords. Ils me traitaient de pédé, d’emmerdeur, me couvraient de bleus, mais ils étaient moins méchants avec moi qu’entre eux. Tout le quartier le savait : ils verseraient leur sang pour moi, mes frères, ils l’avaient déjà versé.

Au cœur de cette fratrie qui grandit comme une mauvaise herbe dans une banlieue sans nom, les jeux de trois enfants : faire n’importe quoi, détruire, abîmer, faire mal. Pourtant, ils se protègent entre eux et tentent de maintenir un équilibre fragile face à des parents trop jeunes et trop occupés à se dépêtrer avec leurs lambeaux d’existence. Des petits boulots de nuit, des combines qui tournent mal, … Il faut composer avec les horaires fantasques de la mère et les colères du père.
Malgré l’unité dangereusement puissante de la cellule familiale qui fait front, seule contre le reste du monde, chaque moment passé ensemble est susceptible de tourner au drame et de finir dans les larmes, si pas dans les coups. Alors les trois enfants sauvages se soutiennent et observent. Le benjamin, le narrateur, a du promettre à sa mère de ne pas grandir, de rester pour toujours son petit garçon. De ne pas devenir un homme, comme ses frères et son père. Mais le temps passe et il faut penser à sauver sa peau.
Les courts chapitres qui composent ce roman présentent différents moments de la vie de cette famille dysfonctionnelle qui essaie désespérément de s’en sortir. C’est à la fois une chronique de l’enfance et le récit d’une lente maturation, celle du narrateur qui peu à peu va devoir se séparer des siens, passer du « nous » au « je », et quitter l’enfance, de manière violente et définitive. La violence animale des relations entre les personnages, toujours au bord de basculer dans le chaos, est rendue par une écriture sèche, directe et poétique. Le rythme va crescendo, comme une voiture dont les freins ne répondent plus, jusqu’à la fin, tragique et pourtant porteuse d’espoir.

Un livre recommandé tous azimuts par In Cold Blog. D’autres avis chez Brize, Jérôme et Ingannmic.

Référence :
Vie animale, Justin TORRES, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, Points, 2013.

21 mai 2013

L'homme du roi

Le Conseiller – Tome 1 : Dans l’ombre des Tudors, Hilary MANTEL

Un roman historique à l’écriture enlevée sur une période de grande effervescence.

À la cour d’Henri VIII, un homme s’élève peu à peu pour devenir un personnage incontournable de l’entourage du roi et même du royaume : Thomas Cromwell. Fils de forgeron, il a quitté l’Angleterre et un père violent pour voyager à travers l’Europe, avec un passage dans l’armée du roi de France, pour finalement entreprendre des études de droit et entrer au service du cardinal Wolsey dont il est l’homme de confiance. Au moment où débute le roman, en 1527, Wolsey n’est plus en odeur de sainteté auprès du roi. Henri veut épouser Anne Boleyn mais pour cela il doit obtenir l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon. Wolsey, malgré ses efforts, ne parvient pas à convaincre le pape Léon X. Sa disgrâce, hâtée par les efforts d’Anne Boleyn pour accéder au trône, est inévitable. C’est le moment pour Cromwell de sortir de l’ombre du cardinal et de se rendre indispensable auprès du roi…
Comme je l’avais dit il y a peu, je ne suis pas un grand lecteur de romans historiques. J’ai souvent l’impression que le récit croule sous les descriptions et les anecdotes sensées ancrer le lecteur dans une époque. Dans le premier tome de cette trilogie au succès retentissant (l’auteure a reçu par deux fois le Booker Prize), rien de tout cela. On entre lentement, par petites touches, dans le quotidien de Cromwell et dans l’Angleterre du début du XVIe siècle : un monde en pleine effervescence, où l’argent se trouve au centre de tous les enjeux et où l’église de Rome voit s’avancer chaque jour davantage le danger de la Réforme.
Mantel utilise un style vif, direct, un découpage dynamique et une langue qui évite le piège du « faux-vieux ». Elle construit avec beaucoup de finesses et de nuances (ce qui n’était pas du tout le cas de la série télé sur le même sujet) une galerie de personnages dont on devient rapidement familier : Thomas More, Anne Boleyn, Catherine d’Aragon et bien évidemment Henri VIII et Cromwell. La relation qui les unit, comme d’ailleurs toutes les relations dans ce roman, est ambiguë : qui sert les intérêts de qui ? Car le thème central est bien entendu le pouvoir : la façon d’y accéder et, surtout, de s’y maintenir. Et à ce jeu, les ressources de Cromwell semblent infinies. Il est partout à la fois: entre deux rendez-vous avec des ambassadeurs, il parvient à s'occuper des alliances nécessaires à sa famille tout en gardant l'œil sur les prétendus hérétiques qui croupissent dans les prisons londoniennes.
Un énorme pavé dont on attend la suite (mais il faudra être patient car elle n’est pas annoncée avant… mai 2014 !) et certainement un bonne pioche pour les vacances.

Référence :
Le Conseiller – Tome 1 : Dans l’ombre des Tudors, Hilary MANTEL, traduit de l’anglais (Angleterre) par Fabrice Pointeau, Sonatine Éditions, 2013.

7 mai 2013

Au bout de la nuit

Rue des voleurs, Mathias ÉNARD
 
Voyage célinien d'un jeune marocain avec le printemps arabe en toile de fond.

Lakhdar a vingt ans. Il vit à Tanger et autour de lui gronde l'écho du printemps arabe. Le jeune Marocain, amoureux de sa cousine Meryem, est chassé de chez lui par son père lorsque celui-ci surprend les jeunes-gens en plein ébat.  Commence alors pour le Lakhdar une épopée qui s'inspirera plus d'un Voyage au bout de la nuit célinien que des Aventures d'un Indien malchanceux qui devint milliardaire. Car non seulement Lakhdar ne se départira jamais de sa malchance, ne deviendra pas riche mais surtout parce que le récit d'Énard, profondément ancré dans une actualité brulante, n'aura de cesse de décrire la réalité d'aujourd'hui dans ce qu'elle a de plus dur.
Le jeune-homme errera tout d'abord dans les rue de Tanger, tel un mendiant. Il rêvera aussi, avec son ami Bassam, de s'enfuir en Europe, en Espagne en particulier, lieu de tous les fantasmes.
Il sera quelque temps pris en charge par une association islamiste mais s'en distanciera, contrairement à Bassam, qui s'enfuira avec le chef de cette congrégation religieuse, le charismatique Cheikh Nouredine. 
Lakdhar travaillera ensuite pour un sympathique Français, qui n'hésite cependant pas à l'exploiter, puis sur un bateau en direction de l'Espagne et enfin chez un effrayant trafiquant de cadavre obsédé par la mort. Il parviendra ensuite à se rendre à Barcelone et à s'installer dans la bouillonnante rue des Voleurs.
Le parcours de Lakhdar, qui est aussi noir que les romans qu'il dévore, sera éclairé par la rencontre de la jolie Judit, une Espagnole férue de culture arabe, de qui Lakhdar tombera amoureux.
Le livre, et c'est sa force, nous montre un monde arabe que nous connaissons mal, loin des clichés du genre. L'auteur a étudié le persan et l'arabe, résidé au Moyen-Orient et vit maintenant à Barcelone. Et il faut cette connaissance de la langue, des mœurs et de l'humanisme arabe, pour nous livrer ce récit où ressortent toutes les contradictions de ce monde musulman où planent les extrémismes, où l'on chasse un tyran pour mieux imposer une autre forme de tyrannie, où le monde occidental est à la fois l'ennemi et l'eden et ce, avec tant de justesse. Énard nous raconte la langue arabe et ses subtilités, la beauté de sa poésie et ses grands écrivains. Mais aussi l'Europe inhospitalière, agressive et arrogante. La ville de Paris, en particulier, capitale de ce pays qui prône la liberté, l'égalité et la fraternité, est décrite comme un lieu de rejet et de mépris pour tout ce qui est différent et pour les immigrés en particulier.
Lakhdar est un personnage plein de contradictions et de doutes. Il quitte sa famille sans se retourner mais sera tenté, tout au long de son périple, de retourner chez sa mère pour lui demander pardon. Il détestera profondément le Cheikh Nouredine mais trouvera à plusieurs reprises refuge chez lui. Il part en Europe mais sera nostalgique de sa ville natale qu'il a pourtant si longtemps haï. Doit-il quitter le bateau resté à quai pour cause de manque de carburant ? Doit-il rester auprès du fou obsédé par la mort pour qui il travaille ? Doit-il rejoindre Judit ? Doit-il rejeter son ami Bassam qui a pris le chemin du radicalisme ou se rapprocher de celui qui fait partie de sa vie, de son enfance ? Beaucoup de questions et très peu de réponses pour ce jeune-homme abandonné de tous qui se distingue entre autres par son amour des livres et de la langue.
Un roman sur la violence du monde d'aujourd'hui, la terrible réalité de l'exil et la force de la littérature.

Référence :
Mathias ÉNARD, Rue des voleurs, Acte Sud, 2012.