Vie animale, Justin TORRES
Chronique d’une fratrie au bord du précipice. Un premier roman brut et percutant.
[…] on se suffisait à nous-mêmes pour jouer, chasser, se battre. On était soudés. Manny inventait les règles, Joel les brisait, et moi j’essayais de maintenir la paix, ce qui parfois consistait à tomber à genoux et à me cacher la tête dans les mains, puis à les laisser me bousculer et m’insulter jusqu’à être fatigués, lassés ou pris de remords. Ils me traitaient de pédé, d’emmerdeur, me couvraient de bleus, mais ils étaient moins méchants avec moi qu’entre eux. Tout le quartier le savait : ils verseraient leur sang pour moi, mes frères, ils l’avaient déjà versé.
Au cœur de cette fratrie qui grandit comme une mauvaise herbe dans une banlieue sans nom, les jeux de trois enfants : faire n’importe quoi, détruire, abîmer, faire mal. Pourtant, ils se protègent entre eux et tentent de maintenir un équilibre fragile face à des parents trop jeunes et trop occupés à se dépêtrer avec leurs lambeaux d’existence. Des petits boulots de nuit, des combines qui tournent mal, … Il faut composer avec les horaires fantasques de la mère et les colères du père.
Malgré l’unité dangereusement puissante de la cellule familiale qui fait front, seule contre le reste du monde, chaque moment passé ensemble est susceptible de tourner au drame et de finir dans les larmes, si pas dans les coups. Alors les trois enfants sauvages se soutiennent et observent. Le benjamin, le narrateur, a du promettre à sa mère de ne pas grandir, de rester pour toujours son petit garçon. De ne pas devenir un homme, comme ses frères et son père. Mais le temps passe et il faut penser à sauver sa peau.
Les courts chapitres qui composent ce roman présentent différents moments de la vie de cette famille dysfonctionnelle qui essaie désespérément de s’en sortir. C’est à la fois une chronique de l’enfance et le récit d’une lente maturation, celle du narrateur qui peu à peu va devoir se séparer des siens, passer du « nous » au « je », et quitter l’enfance, de manière violente et définitive. La violence animale des relations entre les personnages, toujours au bord de basculer dans le chaos, est rendue par une écriture sèche, directe et poétique. Le rythme va crescendo, comme une voiture dont les freins ne répondent plus, jusqu’à la fin, tragique et pourtant porteuse d’espoir.
Référence :
Vie animale, Justin TORRES, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, Points, 2013.