29 janvier 2012

La cité n’est pas une jungle. C’est un zoo.*

Le tigre blanc, Aravind ADIGA

Roman initiatique à la construction originale sur les grands écarts de l'Inde contemporaine. Loin des cartes postales...

Même s’il possède l’intelligence d’un félin, Balram est né du côté des Ténèbres, dans l’Inde de ceux qui, de père en fils, sont voués à une vie misérable. Des emplois qui ressemblent davantage à de l’esclavage pour gagner de quoi nourrir une famille nombreuse. Mais l’ambition de Balram est plus forte que les traditions et, sur un coup de chance, il parvient à se faire engager comme chauffeur. Au service du fils d’un riche notable, il quitte sa province pour Delhi et y découvre une nouvelle vie. Son maître a vécu aux États-Unis et semble lui aussi remettre en cause les traditions culturelles et son éducation. À travers les lettres qu’il écrit au Premier ministre chinois avant sa visite officielle en Inde, Balram raconte comment il en est finalement arrivé à dépasser les conditions de sa naissance pour devenir un entrepreneur de l’Inde moderne. Quitte à commettre le pire.
Les fabuleuses aventures d’un Indien malchanceux… (Slumdog millionaire au cinéma) m’avait particulièrement ennuyé. J’avais donc quelques appréhensions en commençant la lecture de ce roman. Mais rapidement, le récit de Balram m’a séduit et emporté. Ce beau roman initiatique, Man Booker Prize en 2008, touche par sa fraîcheur et son humour désabusé. Pas de misérabilisme ni de conte de fées ; ce n’est pas l’histoire d’un gentil garçon qui va rencontrer la fortune. Tout est beaucoup plus ambigu et la description de l’Inde contemporaine est ici très bien amenée. Le personnage central est loin d’être candide et le regard qu’il porte sur les transformations de son pays est sans concession et, souvent, cynique. Le tigre du titre est un animal en cage, une espèce parmi d’autres dans le grand zoo de la société indienne où chacun se doit de rester à sa place. Or, avec la mondialisation, les traditions sont confrontées à la modernité et à une certaine forme d’occidentalisation. Comment les plus démunis peuvent-ils prendre le train en marche dans un pays où la relation maître-serviteur semble ne jamais devoir être remise en question ?

Les avis de Bize, Saxaoul et Kathel.

Référence :

Le tigre blanc, Aravind ADIGA, traduit de l’anglais pas Annick Le Goya, 10-18, collection « Domaine étranger », 2010.

*Desmond Morris, Le zoo humain

26 janvier 2012

Hibernation?

Vous l'aurez remarqué, nous ne sommes pas très actifs sur le blog ces derniers temps. On lit, on lit mais les billets ne suivent pas. Temps maussade, manque cruel de lumière et du travail par-dessus la tête. Mais le moral est bon!
L'envie de passer plus de temps sous la couette est cependant bien là. Et si Proust a expérimenté le drame du coucher, le lecteur nocturne doit chaque soir vivre avec ce douloureux problème : comment tenir son livre ET garder les bras sous la couette? Impossible. Il faut passer d'un bras à l'autre, tenir le livre d'une main pendant que l'autre part se réchauffer le temps de deux pages avant de devoir remettre le nez dehors.
Dans le magazine du Monde de la semaine dernière, j'ai enfin trouvé la solution. Il s'agit de la Couettabra!
Et c'est tout à fait sérieux. Conçue par Nathalie Mauger et Claire Guéneau, elle sera bientôt en vente ici
J'adore l'idée (qui rappelle quand même un peu la vie monastique...) mais ce n'est pas ça qui va m'aider à sortir de l'hiver...


17 janvier 2012

Parce que c'était lui, parce que c'était moi

Just kids, Patti SMITH

Amour, art et bohème à New York. Bien plus qu’une autobiographie.

New York, été 1967. Patti a 19 ans. Elle a quitté sa petite banlieue de Chicago pour réaliser son rêve : devenir artiste. Elle dessine, écrit de la poésie. Les débuts sont difficiles et l’estomac vide, les poches crevées, Patti se retrouve vite à la rue. Par un hasard assez extraordinaire, le premier à lui tendre la main sera Robert Mapplethorpe. Leur rencontre est un coup de foudre, le début d’une incroyable histoire d’amour et d’amitié entre deux artistes en quête d’eux-mêmes.
Le livre revient sur cette période où, à la fin des années 60 et au début des années 70, les deux amoureux vont peu à peu s’orienter vers leur domaine de prédilection : le rock pour l’une et la photographie pour l’autre. Tâtonnements, expérimentations et constante collaboration. L’amour qu’ils se portent transcende tout et leur offre la liberté dont ils ont chacun besoin pour créer mais aussi pour comprendre qui ils sont. Mapplethorpe découvre peu à peu sa sexualité et, même s’ils finissent pas ne plus vivre ensemble, ils n’en demeurent pas moins un couple uni par une force incroyable. Toujours là l’un pour l’autre. Jusqu’à la fin.
Ce très beau récit offre plusieurs entrées et ne se résume pas à une autobiographie de la chanteuse. Smith parvient à faire revivre cette époque où New York bruissait encore d’une énergie créatrice et où toutes les expérimentations étaient possibles. De la vie de bohème à l’Hôtel Chelsea à la faune papillonnant autour de la Factory, c’est tout un univers qui reprend vie dans ces pages, sans pour autant tomber dans la carte postale ou la nostalgie. Et quand on y croise Janis Joplin, Jimmy Hendrix,
Allen Grinsberg, ou William Burroughs, Smith parvient à évoquer ces figures avec humour et tendresse. C’est également un très beau roman initiatique où l’on découvre deux grands artistes face à leurs envies et à leur travail. Si l’ombre de Warhol semble planer au-dessus de Robert, qui cherche à tout prix la reconnaissance, c’est plutôt la figure de Rimbaud qui habite Patti. Au gré des expérimentations et des rencontres, ils mettent en place les bases de leur art. Mapplethorpe collecte, transforme et conçoit des installations. Il arrive progressivement à la photographie de nus masculins et d’une sexualité underground qu’il tente de faire pénétrer dans le monde de l’art. De son côté, c’est par la poésie que Patti Smith va entrer en contact avec la musique et la chanson, en évitant systématiquement la facilité. Enfin, Just kids peut être lu comme une belle et intense histoire d’amour, souvent émouvante, d’une innocence presque irréelle. De celle des enfants qui s’aiment.

New York, de jeunes artistes à la marge, des rencontres et des coïncidences : les amateurs des premiers romans d’Auster seront en terrain connu. Et si comme moi vous n’êtes pas un inconditionnel de la chanteuse, passez au-dessus de vos a priori. Bien plus qu’une autobiographie, Just kids est un grand livre qui m’a coupé du monde pendant plusieurs jours.

Références :
Just kids, Patti SMITH, Ecco Press, 2010 (pour la VO).
Just kids, Patti SMITH, traduit de l’anglais par Heloïse Esquié, Denoël, 2010.

Photos tirées de la sérié publiée par Interview.

11 janvier 2012

Zone érogène

Anne B. RAGDE, Zona frigida

Huis clos haletant dans le grand Nord, là "où le climat est si rude que les animaux sont devenus blancs".

Mais pourquoi Béa a-t-elle choisi d'ignorer une formidable opportunité professionnelle, d'abandonner son oiseau bien aimé et de dépenser ses derniers deniers pour faire cette croisière hors de prix dans le grand Nord, à destination du Spitzberg, au fin fond de la Norvège? Effectivement, parmi les passagers à bord du Ewa, Béa détonne par son penchant pour la boisson, par son désintérêt, au départ, pour la beauté du lieu et par son ton caustique et son humour grinçant. Et très vite, on comprend que la motivation de Béa pour ce voyage est sans doute autre que celui de voir des ours polaires.
Or des ours polaires, elle en verra. Et même plusieurs. Et aussi des phoques, des morses, des mouettes ivoires, des bruants des neiges, des fulmars boréals. Et puis aussi des murs de glace, des cristaux éclatants, des montagnes enneigées aux couleurs cuivrées, des fjords à couper le souffle. Peu à peu, cet environnement à la fois aride et magnifique va créer des fissures dans l'armure de Béa. La femme solitaire, incapable d'aimer ou de se sentir aimée, marginale et un brin alcoolique, va peu à peu s'ouvrir au monde : accepter ses sentiments, laisser surgir les émotions et surtout, accepter de se débarrasser du passé.
Mais l'histoire d'amour inattendue qu'elle va vivre et les paysages de toutes beauté suffiront-ils pour que ce passé ne la rattrape pas ? Et puis pourquoi certains passagers et certains membres de l'équipage semblent comploter ? Car rien n'échappe à Béa, ni les chuchotement, ni les regards entendus, ni les conversations dans les chambres voisines...
Une intrigue pleine de suspense qui se déroule en huis-clos (outre les quelques animaux cités plus haut, les passagers et l'équipage du Ewa ne verront, pendant leur voyage, que très peu d'êtres vivants), de multiples rebondissements, une héroïne parfois un tout petit peu caricaturale mais délicieusement politiquement incorrecte et dotée d'un sens de l'humour ravageur, le tout situé dans un cadre spatio-temporel méconnu et attirant (surtout lorsqu'on apprend que "le Svalbard est une seule et même zone érogène"). Rajoutons que le message écologique est bien présent mais jamais mièvre.
Vous reprendrez bien quelques glaçons ?

Références :
Anne B. RAGDE, Zona frigida, traduit du norvégien par Hélène Hervieu et Eva Sauvegrain, Balland, 2011.

6 janvier 2012

(Re)Lire ses classiques #5

Œuvres complètes - volumes 1 et 2, Marguerite DURAS

Duras fait partie des quelques auteurs qui, quand j’étais adolescent, m’ont fait aimer la littérature. Alors que j’étais certainement beaucoup trop jeune pour apprécier et peut-être même comprendre ce que traversaient les personnages des Petits chevaux de Tarquinia, cette première rencontre avec l’univers de l’auteure m’avait donné envie d’entendre encore cette voix particulière. Une manière unique d’aborder le langage pour en faire jaillir une musique étrange, envoûtante, languide. Durant de nombreuses années, j’ai parcouru une bonne partie de l’œuvre de Duras, renouvelant à chaque fois la surprise et le ravissement, pour reprendre un terme durassien. La fameuse musique, bien sûr, mais aussi sa manière d’aborder la psychologie du personnage, frontale et pourtant embusquée. Duras donne à voir, à travers la langue qu’elle utilise, un accès aux pulsions enfouies, entre éros et thanatos. Ses héroïnes m’ont toujours donné l’impression d’exprimer de profonds désirs, des passions violentes qui vont et viennent entre le dedans et le dehors. Je garde des souvenirs très forts de tous ses romans, même ceux que j’ai le moins aimés (on a souvent parlé de ses derniers livres où elle semblait presque parodier son propre style pour aller vers une sorte de dépouillement rempli de tics d’écriture) : Le ravissement de Lol V. Stein, Moderato Cantabile, Le marin de Gibraltar, Le vice-consul, La maladie de la mort, … Je ne jouerais pas les puristes en disant que je n’ai pas aimé L’amant (Goncourt qui la propulsa sur un malentendu dans la catégorie des auteurs populaires) mais je lui ai préféré L’amant de la Chine du Nord, scénario qu’elle écrit en réponse à celui du film d’Annaud).
Traversant une bonne partie du vingtième siècle, de la Résistance aux années Mitterand, le parcours de la femme témoigne également, dans sa vie privée, d’une forme d’insoumission et de recherche de liberté. Et sur le sujet, je vous recommande chaudement la lecture de la biographie que Laure Adler lui avait consacrée en 1998.

Et voici donc que quinze ans après sa disparition, Duras fait son entrée dans le Panthéon des « classiques », avec la publication des deux premiers tomes de ses Œuvres complètes dans la Pléiade. L’occasion de relire mais aussi de découvrir. Par exemple, son second roman, La vie tranquille, qui même s’il croule un peu parfois sous un psychologisme indigeste, installe déjà les bases de ce qui fera la particularité de l’univers durassien : une femme au prise avec des désirs inconciliables, une famille dysfonctionnelle, des envies d’infini, symbolisé par l’image de la mer et une tension entre la mort et le désir.

Effet purgatoire ou oubli, j’ai remarqué que la blogosphère parlait finalement très peu des romans de Duras. Alors ? Des impressions, des souvenirs ?

Référence :
Œuvres complètes - volumes 1 et 2, Marguerite DURAS, Bibliothèque de la Pléiade, 2011.