22 février 2011

Histoire de fantôme

L'indésirable, Sarah WATERS 

Le cinquième roman de Sarah WATERS raconte la grandeur et la décadence d'une demeure anglaise et de la famille qui y (sur)vit. A la fois fresque familiale, récit fantastique et roman social, un livre qui se dévore.

Hundreds Hall est une magnifique et immense demeure nichée dans la campagne anglaise et habitée depuis des générations par la famille Ayres. Le narrateur de ce récit, Faraday, se souvient de la grandeur de cette maison dans laquelle sa mère a été bonne d'enfants. Les images qu'il en garde sont celles des fêtes splendides qui s'y déroulaient, du fourmillement des employés et de la noblesse de ses habitants. Mais lorsque, devenu médecin malgré ses origines sociales, il a l'occasion d'y pénétrer à nouveau, bien des années après, il ne peut que constater la décadence de Hundreds Hall et de ce qui reste de la famille Ayres. Appelé parce que l'unique employée de maison, la jeune Betty, se plaint de maux de ventre, il fera la rencontre de Mrs Ayres et de ses deux enfants, Caroline, vieille fille (malgré son jeune âge) sans charme mais non dénuée d'humour et Roderick, le fils, revenu blessé de la guerre. De la fortune de la famille il ne reste rien et de la gloire du passé il ne reste que les bonnes manières des Ayres, quelques robes défraîchies, la tenue de bonne démodée que la pauvre Betty doit endosser chaque jour et cette maison qui émerveille toujours le docteur Faraday, surtout les jours de beaux temps, mais qui s'écroule de toute part et que les trois derniers membres de la famille n'arrivent plus à faire tenir debout. Et puis... et puis certaines choses étranges commencent à se manifester dans cette grande demeure mystérieuse. Des bruits, des traces sur les murs, la sensation d'une présence... Un à un, les membres de la famille Ayres semblent succomber à la terreur générée par cette maison, au grand dam du docteur Faraday qui ne sait plus quoi faire pour leur faire entendre raison. La famille Ayres souffre-t-elle d'une tare héréditaire qui les mène inexorablement à la folie ou Hundreds Hall est-il hanté ?
Mais au-delà des histoires de fantômes, L'indésirable est surtout le roman d'une époque : celle de l'après-guerre qui voit émerger une nouvelle classe, celle des ouvriers, et qui voit mourir une autre, hier tout en haut de la hiérarchie sociale et aujourd'hui bien souvent ruinée et sans pouvoir aucun. Les "nouveaux riches" rachètent les vieilles demeures, se débarrassent de ce qui faisait leur charme et les transforment en bâtisses modernes et pratiques.
Sarah WATERS crée une atmosphère mystérieuse et envoutante, parfois angoissante et on pense, bien souvent, à Edgar Allan POE. L'auteure, une fois n'est pas coutume, a choisi pour narrateur un homme et on assiste, à travers les yeux à la fois fascinés, amoureux et condescendants du docteur Faraday, jour après jour, saison après saison, à l'effondrement de cette maison, de cette famille et d'une certaine époque. Il ne se passe pas grand chose et pourtant, difficile de lâcher ce roman de 707 pages tant la tension de cette fresque familiale est palpable et les personnages terriblement attachants. Et si la fin est un tout petit peu frustrante, c'est indéniable, L'indésirable nous ensorcelle.

Références :
Sarah WATERS, L'indésirable, traduit de l'anglais par Alain Defossé, Denoël, 2010, 707 pages.

15 février 2011

(Re)Lire ses classiques #3


L’Œuvre, Emile ZOLA

L’art ou la vie ou comment ZOLA prend la défense de l’art moderne.

Dans la famille des Rougon-Macquart, on vous avait déjà parlé ici de la première génération, celle qui allait déterminer les destins tragiques de ses descendants. Sautons quelques années pour nous intéresser à Claude Lantier, l’un des fils de Gervaise. Grâce à un vieux monsieur qui avait vu en lui un artiste en herbe, Claude a quitté Paris à l’âge neuf ans pour recevoir, dans le Midi, une éducation sérieuse lui permettant d’échapper à la misère familiale. Son ambition est, à l’âge adulte, de devenir un grand peintre. Pas l’un de ces messieurs de l’Académie qui n’ont rien compris à la peinture, mais un artiste visionnaire, capable de rendre compte sur la toile de la Vérité du monde en mouvement, ses couleurs, ses lumières. Un peintre moderne. Dans son petit atelier, il s’acharne à l’œuvre qui devrait lui permettre d’entrer au Salon. Un grand tableau au sujet étrange : un déjeuner dans les bois où, aux côtés d’hommes en habit, apparaît une femme nue. La figure féminine lui échappe, les modèles ne l’inspirent pas. C’est la rencontre fortuite avec Christine, une malheureuse petite provinciale effrayée par la grande ville, qui lui permet de trouver l’inspiration et, par la suite, le grand amour. Car Claude est aussi passionné dans son art que dans sa vie. Des élans de créativité qui le dévorent et puis l’accablent, tantôt certain d’être un génie, tantôt convaincu que jamais il ne parviendra à réaliser la peinture dont il rêve. La fameuse toile, Plein air, est évidemment refusée au Salon mais sera exposée, et c’est une première, au Salon des refusés. Création voulue par Napoléon III, ce Salon off  est une réponse aux critiques qui remettent en question les choix du jury du Salon ; le public pourra se faire sa propre opinion. Et le tout Paris de découvrir ces peintres qui n’ont pas été légitimés par les institutions officielles. La toile de Claude est la vedette de l’exposition, non pas pour ses qualités, mais bien par l’incroyable risée qu’elle déclanche chez les spectateurs. La foule vient se gausser devant cette image absurde, en rupture avec les normes et les goûts de l’époque. Malgré la reconnaissance de certains de ses pairs qui voient en lui le chef de file possible d’une nouvelle peinture, ce revers et cette humiliation marquent pour l’artiste maudit le début de la fin.

Même si ce volume des Rougon-Macquart s’inscrit dans la logique du grand roman expérimental voulu par ZOLA (le tempérament passionné et borderline de Claude étant en partie expliqué par sa génétique), c’est avant tout un incroyable document sur les débuts de la peinture moderne à Paris. Familier de Cézanne et de Manet (Plein air renvoie de manière à peine déguisée à son Déjeuner sur l’herbe), ZOLA témoigne ici des résistances de l’académisme et du public face à cette nouvelle manière de faire de la peinture dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Le destin de Claude est celui de ces artistes qui ont voulu rompre avec la peinture officielle et, en sortant des ateliers, en cherchant à rendre compte du travail de la lumière (tout comme Monet, Claude tente de percevoir les changements de lumière sur un même sujet à différents moments), en tentant d’approcher la Vérité, ont révolutionné la peinture. On pourrait presque parler de bohème pour le quotidien de ces hommes sans le sou, prêts à tout sacrifier pour leur art. Et dans cette quête de modernité, ZOLA s’offre même un autoportrait déguisé à travers le personnage d’un écrivain qui tente, contre les critiques, de réinventer le roman et de construire un vaste cycle où l’hérédité, le milieu et les circonstances historiques expliqueraient les comportements humains.

Un roman passionnant sur l’artiste au travail où ZOLA parvient à rendre compte par l’écriture de cette modernité que son personnage tente de capturer, à travers les descriptions des scènes de foules, des lumières de Paris, des mouvements sur la toile. Amusant de constater que dans sa fougue ZOLA en vient parfois à un lyrisme un poil too much, alors que c’est cela même qu’il reproche aux écrivains romantiques.

Emile Zola par Edouard Manet (1868)

7 février 2011

Play it again, Paul

Sunset Park, Paul AUSTER

On a tous quelque chose en nous de Paul Auster…

On l’avait quitté il y a un an à peine (ici) et pourtant il est déjà de retour (en VO, certes, mais la traduction ne saurait tarder). Et comme à chaque fois, ça marche. AUSTER a ce don de créer en quelques pages une atmosphère, un personnage, une situation auxquels on est aussitôt attachés. Une petite musique qui n’appartient qu’à lui et dont les amateurs (qui a dit groupies ?) ne se lassent jamais. Tout en délaissant un peu le côté « histoire dans l’histoire dans l’histoire » de ses derniers romans, il retrouve cependant ses incontournables : un père, un fils, Brooklyn. Du concentré d’AUSTER.
Et pourtant le roman débute en Floride où Milles, jeune adulte, vivote au gré des petits boulots, le dernier en date consistant à vider les maisons que les victimes de la crise financière ont du abandonner. Exilé volontaire depuis plusieurs années, il a fui ses parents sans plus donner de nouvelles et porte, comme on dit dans ces cas-là, un lourd secret. Mais le hasard – autre outil de la panoplie austerienne – le ramènera vers Brooklyn, à Sunset Park, où un ami d’enfance s’est installé dans une maison laissée à l’abandon. Un squat assez confortable où Milles fera la rencontre de colocataires qui, eux aussi, semblent avoir mis leur vie sur pause. Les récits de chacun de ces personnages vont se croiser et donner vie à un petit monde dont on a du mal à s’échapper.

Dans Brooklyn Follies, les personnages rêvaient d’un lieu idéal, un endroit où réaliser leurs désirs : l’Hôtel Existence. Dans Sunset Park, les habitants de la maison abandonnée, unissant leurs forces contre une adversité aux formes diverses, semblent aussi vouloir croire en leurs rêves : devenir artiste, maintenir le passé en vie, trouver l’amour. Utopie ? À voir…
Sans avoir l’air d’y toucher, l’auteur montre aussi comment la crise financière affecte le réel. Des maisons à l’abandon, des objets au rebut, des éditeurs aux abois, … Mais Paul (depuis les années, j’ai bien le droit de l’appeler par son petit nom) fonctionne par petites touches, par un jeu subtil d’éléments qui se répondent et créent la trame narrative de son roman. Les digressions, les réflexions sur l’art, les coïncidences, … Un air familier mais qui parvient malgré tout à étonner et à espérer voir arriver le prochain roman le plus vite possible.

Référence :
Paul AUSTER, Sunset Park, Henry Holt, 2010

1 février 2011

Classé sans suite

Retour parmi les hommes, Philippe BESSON

Retrouvailles avec le jeune héros du premier roman de Philippe BESSON.

« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »
Contrairement aux contes, la plupart des romans nous donnent la possibilité d’imaginer la suite de l’histoire. Que deviennent tous ces personnages qui, le temps de la lecture, nous ont emmenés dans leur sillage? Une fois le livre refermé, ils restent parfois en nous, comme les souvenirs de ces amis d’enfance dont on finit par perdre la trace. Alors faut-il ou non donner suite à un roman qui, au départ, n’en attendait pas et risquer les retrouvailles ? C’est la question que l’on peut se poser après avoir lu Retour parmi les hommes où Philippe BESSON, dix ans après la parution de son premier roman En l’absence des hommes, nous donne des nouvelles de son jeune héros.
Nous avions quitté Vincent de L’Étoile, alors âgé de seize ans, en plein désarroi. Dans le cocon doré de sa jeunesse des beaux quartiers, pendant que la guerre terrassait l’Europe, il découvrait l’amour dans les bras d’un soldat en permission et, en même temps, l’amitié délicieuse et ambiguë du plus sensible des mondains, Marcel Proust. Mais la guerre réclamait son dû et Arthur, l’être aimé, celui par qui le corps de Vincent s’était révélé à lui-même, est tombé au champ de bataille, laissant son jeune amant désolé et sur le départ. Vers où ? C’était au lecteur d’imaginer la suite.
J’avais été très touché par ce premier roman qui rendait compte, avec beaucoup de grâce et de sensualité, des premiers émois amoureux de l’adolescence. L’écriture de BESSON, enlevée, lyrique mais maîtrisée, sonnait juste (les romans qui ont suivi m’ont semblé souvent plus laborieux et un rien affectés). Se décider de lire cette suite, c’était à la fois vouloir retrouver un peu de cette intimité avec le personnage mais aussi s’exposer à la comparaison et, comme souvent dans ces cas-là, à la déception.

Dans Retour parmi les hommes, Vincent raconte d’abord la lente dérive qui l’a, durant sept années, éloigné de Paris et de sa famille avec qui il a coupé les ponts. Des terres étrangères, exotiques dont il goûte à peine la saveur particulière. La douleur de la perte l’a rendu étranger à lui-même et aux autres et c’est dans la solitude, loin du confort de Paris, qu’il découvre le monde, suivant presque sans le vouloir les traces du Rimbaud-voyageur. Et puis ce sera le départ pour le Nouveau Monde, un pays de promesses où l’on peut se réinventer et repartir à zéro. Mais, on l’apprend rapidement, il est impossible d’échapper à sa famille et à son milieu et Vincent finira par rentrer à Paris, retrouvant le vide que ses années d’errance n’ont pas réussi à combler.
La première partie du roman est un très beau récit de voyage où l’on retrouve avec un certain plaisir le personnage de Vincent, solitaire, presque mutique, une page blanche qui ne demande qu’à être remplie. La suite, en ce qui me concerne, passe moins bien et BESSON, en voulant écrire un roman dans le sillon du premier, semble vouloir à tout prix ressortir les mêmes schémas (je n’en dirai pas plus afin de ménager l’effet de surprise) et finit par lasser un peu. Il y a dix ans, je trouvais son écriture légère ; aujourd’hui, elle me semble de plus en plus lourde et faussement précieuse (les quelques passages un peu sensuels frisent même la littérature à l’eau de rose). Je ne suis pas certain que BESSON ait radicalement changé sa manière d’écrire. Ce dont je suis certain, c’est que je ne suis plus le même lecteur qu’il y a dix ans.
Difficile de conseiller ou de déconseiller. Les inconditionnels de l’auteur aimeront certainement. Ceux qui le liront en souvenir du premier pourraient être déçus.

Référence :
Philippe BESSON, Retour parmi les hommes, Julliard, 2011.