En partant d’un fait divers aux accents diplomatiques, le
prodige des lettres flamandes contemporaines contemple du ciel la vaine
agitation de nos petites existences.
En juillet 1989, un événement inouï a bien failli rallumer
les feux de la guerre froide qui, à l’époque, commençaient à s’éteindre :
un avion militaire russe sans pilote a pénétré l’espace aérien du bloc de
l’Ouest pour venir s’écraser dans un petit village de la campagne flamande.
Au siège du SHAPE, le commandement militaire de l’OTAN basé
en Belgique, à mesure que l’avion avance inexorablement sur les écrans radar, les
esprits s’échauffent et les décisions tardent à tomber.
Au même moment, à Kooigem, une famille vole en éclats. Vera
apprend que Walter la quitte pour une petite jeune. Banal et tragique.
Et quelque part au dessus de la Pologne, un aviateur
suspendu à un parachute se demande comment il a pu en arriver là.
Si l’itinéraire emprunté par l’avion livré à lui-même trace
dans le ciel une belle ligne droite, il n’en va pas de même pour le récit de
Tom Lanoye. Comme à son habitude, l’auteur flamand prend des chemins de
traverse et, alors que l’avion avance à vive allure vers une destination que
l’on sait d’avance tragique, il promène le lecteur tout le long de cette
journée.
À côté du drame diplomatique qui va forcer les hommes à
faire preuve de courage et de sang-froid, le drame domestique de Vera occupe la
majeure partie du roman. Là aussi, il faut du courage et de la retenue pour ne
pas sombrer dans la panique et l’hystérie. Parce que même si la nouvelle la
surprend, Vera est bien décidée à rester digne et à ne pas perdre le contrôle. Et
si les uns défendent leur espace aérien, elle compte bien faire respecter ses
droits ! C’est avec un plaisir immense que l’on retrouve l’humour et la
tendresse de Lanoye lorsqu’il est question d’ausculter le quotidien et,
surtout, les petites faiblesses de la classe moyenne de province.
Depuis le début, elle avait eu le sentiment que s’installer
là était une désertion. Walter et elle avait joué les parvenus exilés,
grossissant sciemment les désavantages et les problèmes de la capitale en la
fuyant, pour mieux dédaigner de loin, dans leur petit nid sûr et snob, cette
métropole babylonienne vertigineuse et puante qui n’était qu’à une petite
centaine de kilomètres. Avec ces embouteillages et ses mendiants, ses magasins
de nuit crasseux, ses Arabes et ses drogués. (…) — et en échange de quoi ?
De deux heures perdues chaque jour dans les bouchons. Tout ça pour une horloge
à coucou en briques avec des ornements venus de Grenade et un jardin qui
demandait tellement d’entretien qu’on ne pouvait jamais en jouir
tranquillement. Tout ça pour les prétendus charmes de la cambrousse, c’est-à-dire
un ennui à rendre fou, (…).
Avec une efficacité redoutable, le récit avance obstinément
vers sa résolution funeste, pointant du doigt, sans aucune trace de cynisme,
notre petite existence fragile qui, à tout moment, peu voler en éclats. Comme
toujours chez l’auteur, le style ondule, les mots s’enroulent dans la phrase
pour former cette langue baroque et grotesque qu’on reconnaît maintenant d’un
livre à l’autre.
Phénomène éditorial en Flandre et aux Pays-Bas, Lanoye reste
encore pour la France un auteur à découvrir de toute urgence (et pour ces deux
précédents romans, c’est par ici).
Tombé du ciel, Tom
LANOYE, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, Éditions de La
Différence, 2013.
* Guerre froide
Un prodige ? Un phénomène ? et moi qui n'ai jamais entendu parler de cet auteur .... , mais les trois titres ont l'air passionnants, surtout celui-ci, j'aime bien l'idée des deux intrigues et des chemins de traverse .... Je le note et lirai le premier qui me tombera sous la main.
RépondreSupprimerJe l'ai vu dans son spectacle La langue de ma mère, excellent, touchant, bouleversant... J'ai commencé le bouquin, et je le terminerai... pendant les vacances de Noël, j'espère ! La lecture de tes trois billets sur ses romans me donne envie de les lire tous !
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