31 octobre 2009

Garde-à-vous

Souvenir de la guerre récente, Carlos LISCANO

Une guerre psychologique et les mécanismes bien huilés de l’aliénation de l’homme par le pouvoir militaire.

Et oui ! Encore un livre qui parle de la guerre (comme récemment ici ou ici). Que les plus réticents aux faits d’armes et autres récits de batailles se rassurent : c’est plutôt d’une non-guerre dont il sera question dans ce court roman.
Un jeune homme dont nous ne connaitrons jamais le nom est enrôlé brusquement pour une guerre dont la population ignore tout. Des combats auraient lieu ou auront lieu prochainement, rien n’est certain. Il faut se préparer, s’entraîner pour ensuite rejoindre un camp, d’avant-garde ou d’arrière-garde, personne ne le sait, où l’on pourra, peut-être, participer aux combats.
La vie du camp s’installe et avec elle son lot d’habitudes et de règles qui font tout le « sel » de l’esprit militaire. Apprendre à obéir, à comprendre que l’intérêt collectif prime toujours sur l’individuel, à respecter des rituels d’une absurdité confondante. Comme cette cérémonie de la pause-café, imprescriptible, même si la tasse n’est remplie que d’eau chaude… Déroger aux rituels, aussi absurdes soient-ils, reviendrait à remettre en cause toute l’organisation d’un système bien huilé qui ne repose que sur la répétition et l’adhésion sans faille à ce système.
Dans cette prison à ciel ouvert, le temps passe, la vie d’avant et les souvenirs s’effacent. Des rumeurs de combats, jamais démenties et jamais confirmées, des événements insignifiants émaillent le quotidien routinier. Parfois, le narrateur parvient à s’échapper par la pensée vers un ailleurs où, s’extrayant de la compagnie du groupe, il se confond avec la nature dans des élans presque mystiques, mais cela suffira-t-il à freiner la lente érosion de son moi ?
Un style bref et rigoureux qui laisse au lecteur le soin de sentir l’ironie sous-jacente et la critique cruelle de la vie militaire dans un état où l’armée a tous les pouvoirs. LISCANO, né en Uruguay, a été torturé et emprisonné durant treize ans à l’époque de la dictature. On comprend dès lors d'autant plus la portée politique de cette fable sur la déshumanisation.

(Niveau 2)

27 octobre 2009

Lettres catalanes

Le dernier homme qui parlait catalan, Carles CASAJUANA

Catalan vs castillan


Petite déception pour notre première participation aux partenariats organisés par Blog-o-book entre les blogueurs et une maison d’édition, ici Robert Laffont.
Le roman qui nous a été proposé raconte l’histoire de deux écrivains Barcelonais pour qui la littérature n’a pas la même définition. Pour Balaguer, c’est avant tout une affaire de style, de recherche minutieuse du mot qui sonne juste, qui donnera à la phrase toute sa force. Il est Catalan, mais, comme de nombreux écrivains espagnols, écrit en castillan. Pour Rovira, l’écriture de son premier roman a pour seul but de pousser un cri d’alarme face à la disparition progressive de sa langue, le catalan. Il imagine donc, dans un futur proche, la rencontre entre un professeur américain et le dernier locuteur catalan.
La compétition entre les deux auteurs s’étend également au territoire amoureux et Rosa, la petite amie de Rovira, devient vite un objet de convoitise pour Balaguer. Ajouter à cela un entrepreneur immobilier prêt à tout pour déloger Balaguer de son appartement et vous obtenez deux écrivains au bord de la crise de nerfs…
Le thème de la survie d’une langue minoritaire face à une langue d’envergure internationale prend vite le dessus et cela de manière assez maladroite, alors qu’a priori le sujet semble intéressant (le francophone pensera souvent à sa situation face à l’anglais). De longs dialogues dialectiques où chaque camp s’affronte à coups d’arguments ; c’est un parfois intéressant, c’est souvent trop didactique (même si, dans une mise en abyme, Balaguer tente de mettre en garde son collègue contre les dangers d'une littérature trop informative). L’auteur ne parvient pas à rendre le propos plus universel et, alors que la rivalité entre les deux hommes réussit vite à intéresser, les digressions sur le catalan lassent rapidement.
Dommage car le livre propose également une réflexion amusante sur le statut de l’artiste et sa difficile confrontation avec le quotidien et le monde de l’argent.

21 octobre 2009

Le bruit des vagues

Les Déferlantes, Claudie GALLAY

La mer, les tempêtes, les naufrages, les oiseaux et les habitants d'un petit village du Cotentin, parfois détenteurs de lourds secrets, ou comment soigner le manque de l'être aimé.

On a beaucoup entendu parler des Déferlantes, qui, malgré une très petite couverture médiatique (il est édité dans une petite maison d'édition, La Brune) a connu un très joli succès de librairie. Or, on se méfie toujours un peu des livres dont on a beaucoup entendu parler, car ce ne sont pas toujours ceux qui vont nous surprendre agréablement. Par ailleurs, la taille du roman (un beau petit pavé) et le sujet du récit (joliment résumé par Xavier par ces mots : "une femme brisée, un paysage marin, un homme, ... bof") n'étaient pas fait pour m'attirer vers ce livre. Mais les aléas de la vie (et surtout notre groupe de lecture) m'a mis le roman entre les mains et je ne le regrette pas.
Les Déferlantes se situe à La Hague, dans un petit village du Cotentin, le long de la mer, là où le vent souffle fort, où les tempêtes font rage et où les histoires de naufrage sont nombreuses. C'est là qu'est venue se réfugier la narratrice, une femme brisée par la perte de l'homme qu'elle aimait, employée par le Centre ornithologique pour observer et compter les oiseaux migrateurs. Elle partage la maison d'un sculpteur inspiré, Raphaël, et de sa soeur, la pétillante Morgane, fréquente le seul bar du village, celui de Lili, fille de Théo, l'ancien gardien du phare et écoute les histoires sur Prévert de monsieur Anselme. Peu à peu elle découvre que ce village où tout le monde se connaît a aussi ses secrets. Lorsque Lambert, qui a quitté le village il y a presque quarante ans, revient, les langues vont commencer à se délier Qu'est-il réellement arrivé à sa famille, tragiquement disparue en mer un soir de tempête ? Qui est ce Michel que la vieille Nan croit reconnaître sous les traits de Lambert ? A qui sont ces vieux jouets qui réapparaissent et pourquoi, par contre, certaines photos disparaissent. En cherchant à comprendre et en aidant Lambert dans sa quête de la vérité, la narratrice va aussi peu à peu revenir à la vie.
Si l'intrigue manque un peu d'originalité et que le lecteur ne manquera pas de comprendre beaucoup plus vite que les personnages un certains nombres de mystères, le livre est cependant difficile à lâcher. Par des chapitres courts et efficaces, par un style à la fois sobre et violent (et Dieu sait que nous n'aimons d'habitude pas trop les "effets de style" souvent présents dans la littérature francophone), par une description très forte de la souffrance et de la douleur, Claudie GALLAY captive. Il y a une atmosphère dans Les Déferlantes, une vraie : on hume l'odeur salée de la mer, on entend le bruit des vagues, on sent l'humidité pénétrer nos vêtements (et nous, lecteurs belges, nous retrouvons un peu l'ambiance de notre mer du Nord...). On s'attache aux personnages et on veut connaître leurs secrets. On entre facilement dans l'univers des Déferlantes et l'on se laisse transporter par elles jusqu'à la fin.
Une lecture idéale pour un mois de novembre pluvieux.

15 octobre 2009

Un Indien dans la guerre

Le Chemin des âmes, Joseph BOYDEN

La sauvagerie de la première guerre mondiale vue par un Indien: sensible et sombre.

Xavier et Elijah, deux jeunes Indiens, quittent l’Ontario pour s’engager auprès des Canadiens qui partent combattre les Allemands pour une guerre qui va s’embourber dans les tranchées des villes du Nord de la France. Seul Xavier survivra, amputé d’une jambe et de l’âme. La morphine, son seul salut, se fait rare et Niska, sa tante, tente de le ramener vers la vie. Elle raconte son histoire, sa famille.
Les Indiens ont du abandonner leurs coutumes et leur vie saisonnière. Ils sont désormais parqués dans des réserves. Mais pas Niska. Elle cultive le savoir de ses ancêtres, la chasse, les plantes et la divination. Elle est une sorte de magicienne que les anciens viennent consulter ou appeler au secours lorsqu’un des leurs, affamé par les rudesses de l’hiver, sombre dans la folie et se transforme en windigo
Niska raconte, mais sa voix peine à faire taire les souvenirs qui assaillent Xavier : les tranchées, le froid, la faim et les heures sans fin à guetter l’ennemi. Et les tirs, les morts, les cadavres. Xavier et Elijah sont d’habiles chasseurs qui se font vite remarquer pour leur habileté au tir et leur incroyable faculté à se glisser partout. Mais comment supporter les atrocités de cette guerre alors que eux n’ont ni patrie ni ennemis. Pour qui se battre ? La faculté de tuer serait-elle juste inscrite en nous, peu importe qui se trouve au bout du fusil ?
Plus qu’un ixième livre sur la guerre, Joseph BOYDEN, dont c’est ici le premier roman, propose le voyage au bout de la nuit d'un l’homme et de sa conscience. Il ausculte, à travers ce personnage d’Indien déraciné et plongé dans l’enfer de la première guerre mondiale, les facultés d’adaptation aux situations les plus extrêmes et la notion d’humanité. L’Indien est ici un autre qui porte sur la sauvagerie de notre civilisation un regard nouveau. Bien que le sujet soit difficile et certaines scènes extrêmement violentes, rien n’est jamais gratuit et l’on garde surtout en mémoire la profondeur des personnages et leur attachement à leur qualité d’homme.

(Sur les conseils judicieux de Françoise et Laurent)

(Niveau 3)

7 octobre 2009

Des livres du plat pays... une fois #1

Des idées à lire un jour de grisaille, en regardant tomber la pluie et en trempant ses frites dans la mayonnaise !

Petit plaisir du blogger : aller voir combien de personnes se sont connectées sur notre blog et ont lu notre prose. Et savoir qui sont nos lecteurs. Surprise: la plupart ne sont pas de chez nous, le pays du spéculoos, de Brel, de Poelvoorde, de la mer du Nord, d’Amélie Nothomb (comme ça on l’a citée, et on n’en parle plus dans la suite de ce message) et de la bière. Du coup, on a une idée : pourquoi ne pas écrire sur la littérature de chez nous ! Un peu de nationalisme, que diable ! Et oui, malgré la jeunesse de notre pays et ses trois communautés linguistiques, la littérature française de Belgique (ou belge de langue française) existe bel et bien ! Et même fort bien! On ne discutera pas ici de ses particularismes avérés ou non, mais on vous propose un aperçu pas du tout exhaustif : un melting pot égoïste de littérature belge !

Des classiques…
…pour pleurer : La femme de Gilles, de Madeleine BOURDOUXHE. Un petit chef d’œuvre sur la trahison d’un homme et l’amour d’une femme. Jusqu’où est-on prêt à aller par amour… ? Elisa, la femme de Gilles, accepte tous les sacrifices pour garder son homme, allant même jusqu’à se perdre. On peut la trouve faible et énervante… mais difficile de rester de marbre face à cet amour vertigineux.

…pour rire : La légende de Thyl Ulenspiegel, de Charles DE COSTER. Le jeune Thyl lutte contre l’envahisseur espagnol des Payx-Bas du 16ème siècle, avec l’espièglerie qui lui donnera son nom. Un langage très coloré, à la Rabelais, un humour décapant et un personnage devenu mythique.

…pour frissonner : Bruges-la-Morte, de Georges RODENBACH. Un veuf éperdu, une chevelure rousse, les canaux de Bruges, ... Le roman symboliste par excellence. Rappelons que la Belgique a toujours su faire la part belle aux mouvements « marginaux » : le symbolisme, le naturalisme, le surréalisme…, en peinture comme en littérature.

…pour délirer : Le perce-oreille du Luxembourg, d’André BAILLON. Ou l’expérience de la folie et de l’internement vues au travers de la verve d’un grand auteur.

Des romans contemporains…
…pour laver son linge sale en famille : Le bonheur dans le crime, de Jacqueline HARPMAN. L’histoire d’une maison et de la famille étrange, attachante et terriblement disfonctionnelle qui l’a habitée longtemps.

…pour se replonger dans les mythes : Œdipe sur la route et Antigone, d’Henri BAUCHAU. Des figures mythiques relues au travers l’écriture solaire d’un grand homme qui s’interroge sur l’art et la vie.

…pour grincer des dents : La seconde vie d’Abram Potz, de Foulek RINGELHEIM. Un vieil homme aigri qui décide d’assouvir un désir de plus en plus pressent : tuer, juste pour le plaisir. Humour noir, humour juif et roman savoureux.

…pour parler d’art : Excusez les fautes du copiste, de Grégoire POLET. L’histoire d’un artiste raté mais d’un faussaire de génie. Qu’est-ce qui fait une œuvre d’art ?

…pour rester zen : Nuage et eau, de Daniel CHARNEUX. Le parcours spirituel d’un moine boudhiste amoureux de la poésie aux 18ème et 19ème siècles. Beau récit initiatique dans un Japon magnifié.

(Attention : cet article contient de nombreux clichés sur les Belges et la Belgique ! A vous de les retrouver…)

1 octobre 2009

Dire la guerre

Des hommes, Laurent MAUVIGNIER

Un retour brut et sans concession sur la guerre d’Algérie.


Un village de France, un après-midi, sous la pluie. Bernard, qu’on appelle Feu-de-bois, débarque à l’anniversaire de Solange, sa sœur. Malgré l’effort vestimentaire, il est repoussant. Sale, avec cette odeur de cheminée qui le suit partout. Pour une fois, il est sobre, mais avec lui, on n’est jamais sûr de rien. On l’évite, on préfère faire comme s’il n’était pas là. Mais quand il va vers Solange pour lui offrir une broche qui vaut certainement une fortune, toute la famille explose de colère. Indécent, oui, indécent ce cadeau alors qu’il n’a rien, que tous lui ont prêté un jour de l’argent, de quoi vivre, de quoi boire. C’est certainement l’argent de la Vieille, sa mère, qu’il aura retrouvé quelque part dans la maison.
Et quand un peu plus tard, Feu-de-bois revient à la charge, saoul, et qu’il voit Chefraoui, un ami de sa sœur, il lâche un mot, un mot venu de loin, un mot tu, un mot derrière lequel se cachent quarante années de silence, un mot qui déclenche un engrenage de violence et qui vous réveille la nuit.
Rabut, le cousin de Bernard, assiste à toute la scène et c’est vers lui que viennent les gendarmes pour raconter ce que Feu-de-bois est allé faire chez Chefraoui après la fête. Ce drame ouvre une porte dans la mémoire et ramène à l’Algérie, à ce groupe de jeunes hommes partis à la guerre sans trop savoir pourquoi et revenus sans en savoir beaucoup plus.
Là-bas, c’était un quotidien de peur, de tension et, peu à peu, d’horreur. Des images impossibles à effacer. Impossible de raconter, non pas la défaite, mais la violence et l’horreur de la guerre, la cruauté, la barbarie, la déshumanisation progressive d’un ennemi invisible, proche et étranger à la fois.
Pourtant, il a fallu revenir et se forcer à oublier, pour avancer, pour redevenir un homme comme les autres. Donc pour comprendre le geste de Feu-de-bois, Rabut convoque le passé et revient sur son Algérie et celle de son cousin, si loin de ces photos de soldats bronzés au bord de la mer, seules traces de ces années-là.
Le roman débute comme un fait divers réaliste, brut, dans une écriture nerveuse qui rend compte du bruit du groupe face à celui qui en est exclu. Au fur et à mesure que les personnages reviennent vers le passé, MAUVIGNIER délie son style, le fluidifie pour le resserrer et se rapprocher du bruit sourd de ce qu’on n’arrive pas à dire. L’écriture est tendue d’un bout à l’autre du roman et agrippe le lecteur dans ce voyage vers l’horreur. C’est de l’histoire, mais au niveau de l’individu, pas de la politique (comme dans A la vitesse de la lumière, de J. CERCAS). Peut-être un moyen pour l’auteur de parler d’un conflit que la France a encore du mal à aborder.

(Niveau 3)