27 juin 2012

Mariage et cacahuètes

Adam ROSS, Mr. Peanut

Premier roman puissant et effrayant sur les affres du mariage.

Lorsque l'on retrouve Alice Pepin à la table de la cuisine, morte d'avoir ingurgité une plein poignée de cacahuètes auxquelles elle est allergique, son mari, David, devient le suspect numéro un. David est pourtant un mari aimant, incapable d'imaginer sa vie sans Alice. Mais le côté sombre de David apparaît lorsque nous apprenons que non seulement il rêve depuis quelque temps de la mort de sa femme mais qui plus est il fait de ces morts atroces le sujet de son livre. Un livre qu'il est incapable de finir, parce qu'il ne trouve pas la fin...
Les inspecteurs chargés de l'enquête sont persuadés de sa culpabilité. Néanmoins l'histoire du couple Pepin les renvoie l'un et l'autre à leur propre vie de couple. Ainsi, le docteur Sam Sheppard, devenu inspecteur, (inspiré du réel Sam Sheppard, accusé dans les années 50 du meurtre de sa femme et rejugé puis libéré dix ans plus tard), nous raconte dans les moindres détails les quelques mois puis la journée qui précédèrent l'assassinat de son épouse Marylin. Quant à l'inspecteur Hastroll, il ne cesse de penser à sa femme qui depuis des mois refuse de quitter le lit pour une raison mystérieuse.
Adam ROSS, dont c'est le premier roman, tout en faisant une analyse au vitriol des relations amoureuses et surtout du mariage, dans lequel les personnages masculins semblent pris au piège, en otage par leur épouse, incapables d'être heureux avec ces dernières mais incapables pourtant de vivre sans elles, jusqu'à développer des pulsions meurtrières, nous mène par le bout du nez dans ce faux polar. En effet, il brouille sans cesse les frontières entre fiction et réalité en nous promenant à travers ces trois récits distincts mais qui se font écho, le livre de David Pepin, les fantasmes, les rêves, les pulsions et la réalité.
Les allusions au ruban de Möbius et aux gravures d'Escher, les références constantes au cinéma d'Hitchcock la construction étonnante et les changements de style (passant de l'ironie caustique et désespérée de David Pepin à la subtilité et la finesse du constat de vie de Marylin Sheppard) rajoutent au côté brillant et complexe de ce roman. 
Sans éviter cependant quelques longueurs, Mr Peanut est un roman étonnant et audacieux sur la force de l'amour et ses ravages mais aussi sur la création artistique.

Voir aussi la critique de In Cold Blog

Référence :
Adam ROSS, Mr Peanut, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Dupin, Éditions 10/18, 2011.

18 juin 2012

D’art d’art

C’est toujours les autres qui meurent*, Jean-François VILAR

Une enquête avec pour toile de fond l’univers de Duchamp et un petit théma sur l’art dans le roman.

Une femme nue, au visage caché, allongée dans l’herbe au milieu d’un paysage étrange. C’est bien sûr la dernière œuvre de Marcel Duchamp : Étant donnés : 1. La Chute d’eau 2. Le gaz d’éclairage. Mais là, dans le passage du Caire, en plein Paris, face à Victor Blainville, plus question d’art : c’est une scène de crime. Le photographe, revenu de ses rêves de grand soir, va sans le vouloir être embarqué dans une drôle d’enquête aux accents dadaïstes, alors que partout en France le peuple célèbre l’arrivée tant attendue de la gauche au pouvoir.
Dans un style vif et direct, Jean-François Vilar amène son personnage débonnaire à la redécouverte de toute l’œuvre de Duchamp, figure de proue de l’avant-garde à qui la plupart des artistes contemporains font désormais référence. Jamais pontifiant, avec de l’humour et de l’intelligence, on (re)découvre ainsi le travail de l’artiste, le tout dans une enquête qui, si elle ne regorge pas de suspense, réserve pas mal de rebondissements originaux. Une lecture conseillée par Françoise, que je remercie vivement.

Nous sommes toujours, pour nos cours, à la recherche de romans qui mettent en scène des peintres et des artistes. Avec le temps, nous commençons à avoir un petit corpus dont certains titres ont été évoqués ici. Et donc, pour ceux que cela intéresse :

Des romans sur la peinture de la renaissance
Metin Arditi, Le Turquetto
Mathias Énard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants
On pourrait ajouter L’enfant de Bruges de Gilbert Sinoué ou la série de romans sur Lippi, Botticelli et Vinci de Sophie Chauveau (je me suis arrêté après La passion Lippi tant le style de l’auteure me filait des boutons).

Des romans sur la photographie
Susana Fortes, En attendant Robert Capa
Nancy Huston, Infrarouge

Des romans sur l’art contemporain
Michel Houellebecq, La carte et le territoire (un roman qui a su capter l'air du temps de la création contemporaine)
Jesse Kellerman, Les Visages (qui parle également de l’art brut et évoque en filigrane les œuvres de Henry Darger)
On pourrait y ajouter Clara ou la pénombre de José Carlos Somoza ou le magnifique Tout ce que j’aimais de Siri Hustvedt.

Des romans sur l’art moderne
Martin Suter, Le dernier des Weynfeldt (qui parle un peu de Vallotton mais surtout du thème du faussaire)
Emile Zola, L’œuvre (Manet mon amoûûûr)

Et comment ne pas citer, pour terminer, Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, roman qu’il serait bien dommage de réduire à sa seule dimension fantastique.

Edit post-publication : Françoise, dont nous parlions plus haut, a depuis ce billet créé sa propre liste "d'art d'art"et c'est à découvrir ici.

Et vous ? Des idées pour enrichir notre liste ?

Référence :
C’est toujours les autres qui meurent, Jean-François VILAR, Babel noir, 2008.

* D'ailleurs, c'est toujours les autres qui meurent : merveilleuse épitaphe de Marcel Duchamp

PS: billets raccourcis, activité bloguesque ralentie, recyclage... Vous l'aurez compris, nous sommes en plein dans les examens, corrections et autres petits plaisirs de fin d'année...

10 juin 2012

Vous reprendrez bien une petite coupe ?

Allmen et le diamant rose, Martin SUTER

Deuxième volume des aventures de l’enquêteur mondain : c’est bath!

Suite à ses précédentes aventures (aujourd’hui disponibles en poche et dont nous avions parlé ici), Johann Friedrich von Allmen, dandy aux poches trouées, s’est lancé dans des enquêtes au profit de clients fortunés qui recherchent avant tout la discrétion. C’est ainsi qu’il part à la poursuite d’un certain Sokolov, recherché pour avoir dérobé un diamant rose d’une valeur inestimable. Aidé par son fidèle Carlos, sans-papier qui maitrise aussi bien l’informatique que la cuisson des Saint-Jacques, Allmen s’en va poser ses bagages Vuitton dans un palace au bord de la Baltique. 
Comme pour Allmen et les libellules, l’intérêt n’est ici pas tant dans l’enquête, qui comporte pourtant quelques surprises, que dans le style et l’humour des personnages de Suter qui évoluent dans un cadre désuet, où l’argent, invisible et suspecté de vulgarité, irrigue tout. Les conventions sociales et les rapports de classe sont passés à la moulinette, l’air de rien, et chaque phrase est un petit plaisir de finesse et d’humour qui n’a pas le temps de lasser. On reparlera bientôt des lectures de vacances mais on peut d’ores et déjà ajouter les aventures d’Allmen aux listes des petits bouquins légers et bien fichus.

Référence :
Allmen et le diamant rose, Martin SUTER, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgois éditeur, 2012

5 juin 2012

Stand by me

Laura KASISCHKE, Rêves de garçons

Roman à la fois beau et cruel sur l'adolescence. Étonnant, comme tous les romans de la grande Laura KASISCHKE.

Comme souvent chez KASISHKE, Rêves de garçons commence comme une histoire prévisible, une histoire typiquement américaine dont on est sûr de connaître la fin.
Les années 70. C'est l'été. Il fait chaud. Kristi, sa copine Désirée et une fille qu'elles viennent de rencontrer, une autre Kristy, décident de s'échapper du camp de pompomgirls auquel elles participent chaque année pour aller se baigner dans le mythique lac des Amants. Les filles sont jeunes, jolies et au volant de la petite Mustang rouge de Kristi, le monde leur appartient. Est-ce l'insouciance de l'âge, un moment d'égarement, le sentiment de toute puissance des américaines jeunes et jolies qui les poussent à sourire aux deux jeunes-gens du coin (- Des craignos, ajouta Kristi depuis l’arrière. - Des hardos rectifia Desiree.) à la station service ? Toujours est-il que ce sourire sera à l'origine d'un long cauchemar.
Et comme souvent chez KASISCHKE, rien ne se passe comme on l'imaginait. 
Tout d'abord, l'auteur retourne habilement tous les clichés qu'elle a pourtant installés pour croquer une jeunesse américaine privilégiée à la fois superficielle et universelle, innocente et terriblement cruelle. L'image des filles - Kristi la parfaite, Désirée la délurée et l'autre Kristy la névrosée - va peu à peu se fissurer et révéler les failles, les cheerleaders apparaissant nettement moins lisses qu'au début.
Par ailleurs, la description à la fois juste, lucide et émouvante de l'adolescence, l'évocation des corps des filles en mutation, leur rapport à la chaleur, à la nature, la légèreté et la finesse de l'écriture et la fin qui cogne comme un coup de poing font de ce livre un de ces récits qui vous hantent longtemps.
Décidément, j'aime beaucoup Laura KASISCHKE! (la preuve ici et ici)

Laura KASISCHKE, Rêves de garçons, Christian Bourgeois, 2007 et Livre de poche, 2009.

4 juin 2012

(Re)Lire ses classiques #7

Madame Bovary, Gustave FLAUBERT

Passons sur l’histoire, connue de tous. Une jeune épouse s’ennuie dans sa petite vie provinciale. Elle qui, bercée par les illusions romanesques, pensait trouver dans le mariage les grands frissons de l’amour, a vite déchanté en découvrant la banalité du quotidien de l’épouse d’un officier de santé. Alors arrivent les amants, les drames (rappelons quand même que le roman a été jugé pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs » ; facette du roman qui a semble-t-il inspiré certains éditeurs…) et surtout les dettes qui la pousseront à avaler de l’arsenic avant de mourir dans d’atroces souffrances.
Alors qu’elle se rêve en héroïne de roman à l’eau de rose, Emma Bovary est sans cesse ramenée à l’implacable réalité, forcément décevante. Il y a peu de compassion de l’auteur pour son personnage et, à travers le regard biaisé qu’Emma pose sur le monde, c’est à la fois à une critique de l’idéalisation outrancière des romantiques qu’à une description acide de la petite bourgeoisie de province que s’attelle Flaubert. Un monde bien-pensant, sûr de soi, dont les discours sonnent aussi creux que les roucoulements éculés de Rodolphe, le bellâtre dont Emma va s’enticher. Un monde médiocre qui a pour héros Charles Bovary qui, à l’image de sa célèbre casquette, amène la bêtise à un niveau rarement atteint. Rien ne sera épargné à ce pauvre Charles ; il semble concentrer sur sa personne toute la haine que Flaubert éprouve pour son époque. De son apparition dans les premières pages du roman jusqu’à sa mort, Charles passe à côté de tout. Toutes ses entreprises se soldent par des échecs dont il a à peine conscience. Entre lui et Emma, le reste des personnages du roman n’échappent pas au grand travail de sape de l’auteur qu’on pourrait accuser de cynisme si n’apparaissait parfois, l’air de rien, une lueur de beauté et de vérité, que ce soit dans cette paysanne qui se voit accorder la médaille du mérite ou encore Justin, l’assistant d’Homais, amoureux transi au cœur pur.
Madame Bovary est donc le combat de Flaubert. Combat contre les égarements du romantisme, contre la bêtise et la médiocrité. Mais surtout un combat pour le style, pour l’écriture. Chaque phrase est pesée, précise, sculptée dans une cadence étudiée (Gustave y a quand même travaillé durant cinq années) mais sans jamais sentir le travail acharné. On y décrit beaucoup, toujours de manière juste, avec des zooms sur les objets (Flaubert semblait fasciné par ce qu’on appellera plus tard le kitsch) ou sur des détails révélateurs. Un premier pas de géant dans l'écriture moderne.
J’ai lu plusieurs fois Madame Bovary, sans jamais m’en lasser, en y découvrant à chaque fois de nouvelles choses (le monde lui n'a cependant pas beaucoup changé...). Je n’irai pas jusqu’à dire que Madame Bovary c’est moi, je laisserai cela à l’auteur, mais ce roman fait clairement partie des livres qui m’ont appris à aimer la littérature. Et vous ?


Référence :

Madame Bovary, Gustave FLAUBERT, Introduction, notes, sommaire, bibliographie et appendice par Bernard Ajac, GF-Flammarion, 1986.
Ce ne sont évidemment pas les éditions qui manquent… Je propose celle-ci, qui reprend l’édition de 1873 et dont les notes, références et appendices sont intéressants (on y trouve le réquisitoire, la plaidoirie et le jugement du procès de Madame Bovary ainsi que des extraits du Dictionnaire des idées reçues)