29 juin 2014

Un été en bonne compagnie

Un été avec Proust

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. » (Le Temps retrouvé)

Une bien belle idée que cette édition en version papier de la série d’émissions de Laura El Makki consacrée en 2013 à l’auteur de la Recherche du temps perdu. Huit thèmes (le temps, les personnages, l’amour, la philosophie, les arts, …) par huit spécialistes (écrivains, universitaires, philosophes, …) du grand Marcel. Chaque partie se décline en cinq petites stations où les auteurs commentent et illustrent par un court extrait de la Recherche un aspect de l’œuvre.
Le livre s’adresse aux proustophiles, aux proustophages et autres proustolâtres mais constitue aussi une belle invitation pour ceux qui voudraient faire la connaissance, sans se sentir écrasés par la taille (ou le poids) de ce classique qui souffre encore aujourd’hui d’une réputation basée sur un malentendu. Car non, Proust n’est pas un auteur mondain et suranné qui sent la naphtaline !
Passant à la fois par les incontournables (la madeleine, la petite sonate de Vinteuil, …) et par des aspects plus pointus de la Recherche (le très beau chapitre consacré à l’imaginaire par Julia Kristeva), le livre donne envie de lire et de relire cet ami de longue date puisque, comme le dit l'auteur lui-même, « la lecture est une amitié. »
Comme à chaque fois où j’ai du temps devant moi, je vais une fois encore me replonger durant l’été dans la relecture de la Recherche. Et comme à chaque fois, ce sera des découvertes, des émerveillements face à la richesse de ce texte envoûtant, drôle, moderne, exigeant, accueillant et nourrissant. 
Lire Proust, c’est lire en soi-même.

« Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits […]. » (Le Temps retrouvé)

Notons que cette parution fait suite à celle de la première émission, consacrée à un autre grand classique de la littérature. Dans Un été avec Montaigne, Antoine Compagnon propose, toujours par courts chapitres, une lecture en mode aléatoire de l’auteur des Essais, basée sur un extrait.

Et pour d’autres billets sur Proust, c’est par ici.

Référence :
Un été avec Proust, Éditions des Équateurs/France Inter, 2014.

Il est également toujours possible de réécouter l’émission ici.

16 juin 2014

Les lettres à la case

Literary Life — Scènes de la vie littéraire, Posy SIMMONDS
Entre 2002 et 2005, Posy Simmonds, auteure des romans graphiques Gemma Bovery et Tamara Drewe, a tenu une chronique dans le supplément littéraire du Guardian. Avec beaucoup d’humour, elle y mettait en scène le petit monde de la littérature : librairies, auteurs, éditeurs, agents, …
Au fil des pages de ce recueil, qui vient de paraître dans sa traduction française, elle porte un regard amusé sur les habitudes et les travers de la scène littéraire anglaise : l’écrivain en mal de publicité, l’angoissé de la feuille blanche, la susceptibilité du créateur qui n’a pas confiance en lui, le succès de la littérature jeunesse que personne ne prend au sérieux, la petite librairie qui doit faire face à l’arrivée d’un mégastore, … Le ton est clairement satirique mais la caricature semble assez juste et plutôt bienveillante.
Chaque chronique tient en une page et offre à la dessinatrice un terrain de jeu plus étendu que celui de l’album traditionnel. Elle change de style et de trait en fonction de la petite histoire ou de l’instant qu’elle raconte. Les histoires du Dr Derek, spécialiste des maladies d’écrivain (grosse tête, plagiat aigu, gestation difficile, …) rappellent la BD des années 1960. Les aventures de Rick Raker, agent spécial (livres disparus des librairies, buzz, …), renvoient plutôt aux comics d’avant-guerre (à la Dick Tracy). On pense parfois aussi (notamment pour les pages composées d’un seul dessin) aux croquis de Sempé, lorsque celui-ci s’intéresse au monde de la culture.
Beaucoup de légèreté donc dans cet album qu’on pourra laisser trainer dans la maison pour le lire par petits morceaux.

Référence :
Literary Life — Scènes de la vie littéraire, Posy SIMMONDS, traduit de l’anglais (Angleterre) par Lili Sztajn et Corinne Julve, Denoël Graphic, 2014.

9 juin 2014

Haute société en voie d’extinction

Passé imparfait, Julian FELLOWES

Par le créateur de Downton Abbey, un roman enlevé, nostalgique et britishissime, sur la fin d’une époque.

C’est presque par effraction que Damian Baxter a fait son entrée dans la Saison de 1968. Cette suite de mondanités à l’attention des jeunes gens de bonne famille vit alors, sans le savoir, ses derniers jours. Après les swinging sixites, les seventies s'annoncent et emporteront avec elles les us et coutumes d’une aristocratie sur le déclin. Mais en 1968, entre bals et parties de campagne, la jeunesse dorée de l’Angleterre se retrouve entre pairs avant l’entrée dans l’âge adulte. Grâce au narrateur, un condisciple de Cambridge, Damian parvient, alors qu’il n’est pas du même monde, à s’imposer comme l’une des figures les plus en vue de la Saison.

Comme chacun sait, le plus grand magicien au monde ne peut faire sortir un lapin de son chapeau que s’il y a déjà un lapin dans le chapeau, même s’il est bien caché, et Damian n’aurait jamais pu connaître le succès dont je me considérais comme responsable s’il n’avait d’abord possédé ces qualités qui ont rendu son triomphe possible et, même, inévitable. Cependant, je ne crois pas qu’il aurait pu briller sous le feu des projecteurs mondains quand il était jeune, en tout cas pas à cette époque-là, sans une certaine aide. Et il se trouve que je fus celui qui lui procura cette assistance. Peut-être est-ce pour cette raison que sa trahison fut si cuisante pour moi. Je fis bonne figure, ou j’essayai en tout cas, mais cela n’enlevait rien à la douleur. Trilby avait trahi Svengali, Galatée avait détruit les rêves de Pygmalion.

Beau, charismatique, doté d’une envie de réussite qui n’a d’égal que son arrivisme, il fait chavirer le cœur des débutantes et trembler les parents qui ne voient pas d’un très bon œil l’intrusion d’un vilain petit canard dans leur cénacle.
Bien des années plus tard, l’Angleterre a changé de visage et la naissance n’est plus synonyme de réussite sociale. Alors qu’ils avaient coupé les ponts depuis près de quarante ans, suite à une soirée dramatique lors d’un voyage au Portugal, Damian, qui depuis a fait fortune dans le monde des affaires, reprend contact avec le narrateur pour le charger d’une mission délicate. L’occasion de replonger et de faire revivre un passé enfoui, ses secrets et ses fantômes.

— Tu retournes dans ton propre passé et tu dois le comparer avec ta vie actuelle, ce qui te force à te souvenir de ce que tu désirais à 19 ans, il y a quarante ans, avant que tu ne saches vraiment ce qu’était la vie. En fait, tu dois regarder en face toutes vos attentes de l’époque, les tiennes, celles de toutes ces jeunes dindes maquillées et de tous ces jeunes coqs prétentieux avec qui tu trainais. À cause de Damian, tu dois faire face à tout ce qui est arrivé à ces gens-là et à toi aussi. À la fin, avec l’âge, tout le monde doit regarder en face les déceptions de la vie.

Dans son roman, Julian Fellowes part à la recherche de ce temps perdu et ausculte à la loupe un microcosme en voie d’extinction (on pense souvent au Proust du Côté des Guermantes). De jeunes gens promis, par leur naissance, à un brillant avenir (ou, dans le cas des filles, condamnées à se trouver un mari qui pourra veiller sur leurs besoins), mais qui ne parviendront pas tous à s’adapter à un monde qui avance plus vite qu’eux. Avec une nostalgie qui n’empêche pas la lucidité, l’auteur décrit l’univers fermé et pétri de convenances d’une classe sociale en pleine transformation. Le ton est à la fois distancié et empathique, drôle et touchant. Quelque part entre P.G. Wodehouse et Evelyn Waugh.
L’intrigue se construit par une série d’aller-retours entre 1968 et 2008, levant peu à peu le voile sur cette étrange soirée portugaise. Le narrateur ouvre les yeux sur son passé mais pointe également, avec un regard digne d’un moraliste français du XVIIème siècle, les transformations de la société anglaise et les ambiguïtés de son rapport à l’aristocratie.
C’est un sujet que connaît bien l’auteur puisqu’il est, notamment, le créateur et le show runner de l’excellent Downton Abbey. On retrouve d’ailleurs, dans le rythme du récit, un découpage en scènes qui fait penser à celui d’une série télé. De quoi ravir ceux qui cherchent un bon roman pour les vacances.

Référence :
Passé imparfait, Julian FELLOWES, traduit de l’anglais (Angleterre) par Jean Szlamowicz, Sonatine Éditions, 2014.

1 juin 2014

Voyage au bout de la nuit irakienne

Yellow Birds, Kevin POWERS

Un premier roman à l’écriture poétique sur le parcours d’un jeune soldat américain revenu d’Irak. Puissant.

Bartle est un jeune vétéran de la guerre d’Irak. Engagé à vingt-et-un an, sans conviction ni patriotisme exacerbé, il participe aux combats, en première ligne. Des journées étranges, au rythme suspendu, entre silences et fracas. À ses côtés, Murph, dix-huit ans. Juste avant leur départ, Bartle a promis à la mère de ce compagnon d’armes de veiller sur lui et de le ramener vivant. Une promesse en l’air dont il mesurait mal la faisabilité… Le nombre de morts dans les rangs américains s’alourdit chaque jour.

Au début de ce qui était censé être l’automne, ces chiffres signifiaient encore quelque chose pour nous. Murph et moi étions d’accord. Nous refusions d’être le millième mort. Si nous mourions plus tard, eh bien soit. Mais que ce chiffre fatidique s’inscrive dans la vie de quelqu’un d’autre.

Et pourtant, Murph ira grossir la liste des disparus, dans d’étranges circonstances. Un poids sur la conscience de Bartle, déjà rongée par les souvenirs et les sensations qu’il ne parvient pas à ordonner. De retour à la vie civile, il se met à l’écart du monde et tente de comprendre et de mettre des mots sur son expérience. Vivant mais éteint, il ressasse l’horreur et l’absurdité de son passage en Irak.
Si l’auteur s’est en partie inspiré de son expérience de soldat, ce premier roman n’est pas un reportage de guerre. Il alterne des chapitres sur le quotidien d’une unité américaine en prise avec des ennemis fantômes, au milieu d’une population effrayée, avec ceux sur la reconstruction impossible de Bartle à son retour chez lui.

Je ne distinguais pas le vrai du faux, ce que j’inventais de ce qui était réel, mais je voulais que cela cesse, je voulais tout quitter, et que ma perception du monde s’évanouisse comme s’évapore le brouillard. Je voulais dormir, c’est tout. Un souhait passif, que je ne réalisais pas. Bien entendu, la ligne de démarcation est mince entre ne pas vouloir se réveiller et vouloir véritablement se tuer, et même si pour ma part, je ne découvris que plus tard que l’on peut marcher un long moment sur cette frontière sans le remarquer, n’importe lequel de vos proches comprend ce qui vous arrive dans ces moments-là, et c’est alors que surgissent toutes sortes de questions sans réponse.

L’écriture de Kevin Powers est puissante. Poétique et pourtant terriblement directe, elle rend aussi bien compte de la peur et de l’angoisse lors des combats que de la confusion qui ronge les survivants. L’auteur ne porte pas de jugement sur les raisons qui ont poussé l’Amérique à envoyer à l’autre bout du monde ces jeunes hommes que rien n’avait préparés à l’horreur de la guerre. Mais dans sa manière de faire vivre et ressentir les sensations et les émotions qui traversent son personnage, il donne à ce roman une dimension qui dépasse largement le cadre du conflit irakien.

Référence :
Yellow Birds, Kevin POWERS, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, Le Livre de poche, 2014.