Comme nous l’avons crié dernièrement
ici, nous avons adoré
Pense à demain, dernier volume de la fresque romanesque d’Anne-Marie GARAT. Après avoir dit au revoir à tous ces personnages, subsiste chez le lecteur un sentiment de perte, de mélancolie. Alors pour prolonger un peu le plaisir, nous avons demandé à l’auteure de répondre à quelques questions.
Nous la remercions chaleureusement pour son accueil enthousiaste et sa promptitude à nous répondre.
Comment vous sentez-vous au moment où s’achève ce grand cycle qui vous mobilise depuis maintenant pas mal d’années?
Je me sens un peu désertée... Il y a peu de temps encore, il me semble que le livre était en son négligé dans mon bureau, parmi tasses de café, notes et livres, et maintenant il est dans la rue en jaquette proprette, coiffé, cravaté. Il s’éloigne pour vivre sa vie, en compagnie des précédents qui l’accompagnent... Image simplette mais qui correspond assez bien à ce que j’éprouve : un désemparement de cette longue fréquentation d’un monde nombreux et obsédant qui, bien qu’imaginaire, occupe durablement mon esprit.
Pourtant, j’ai des projets en cours pour m’empêcher d’y songer trop; raisons pour lesquelles, si je me réjouis du bel accueil en librairie, je n’ai guère de temps pour me laisser aller aux états d’âme. Sans compter le contexte actuel. M’est avis qu’on s’achemine vers des temps bien noirs. Ceux-là mêmes qui sont les chantres fanatiques du libéralisme continuent de nous parler de la “Crise”, des “Marchés” comme d’instances divines indéboulonnables sur l’autel desquelles il va de soi que nous devons nous incliner. Jusqu’à quand les peuples vont-ils supporter l’avidité cynique des financiers et les ravages humains qui en découlent ?...
Avez-vous eu le projet de rédiger trois tomes dès le départ?
Non, je n’avais le projet d’une trilogie au départ mais, dès avant l’achèvement du premier livre, je ne quittais ces personnages qu’à regret, et j’avais assez semé ici et là de projections virtuelles dans un futur de la fiction pour me passer en quelque sorte commande d’une suite.
Outre que je crois diabolique ce genre du roman fresque : par nature, il féconde à tout instant personnages et situations propres à appeler développement, de manière exponentielle suscite la narration, il faut bien y mettre un terme cependant...
Je crois que ce dernier livre contient dans ses flancs des romans emboîtés qui auraient pu être mis en expansion, ainsi du “roman de Sophie”; ou du “roman de Sacha”... Ou celui de Majid Bouacha, natif du bidonville de Nanterre !... Peut-être même ce roman annexe-t-il d’autres romans antérieurs, comme Les mal famées, ou Merle... Et surtout Istvan arrive par le train du soir, auquel je renvoie le lecteur par l’unique note en bas de page sur ces quelques 2300 pages... Il sort ces jours-ci en format de poche Points-Seuil...
Comment ressentez-vous l’accueil qui a été fait à ces trois romans? Avez-vous, dans les moments d’écriture, ressenti une certaine forme de pression, sachant combien les lecteurs s’étaient attachés à vos personnages?
Je me réjouis qu’Actes-Sud orchestre dans ses annonces l’ensemble des 3 livres présentés comme trilogie, et c’est bien ainsi que l’accueillent les lecteurs que je rencontre en ce moment dans les librairies. Certains, qui ont lu Dans la main du diable lors de sa sortie, ont attendu impatiemment la parution des deux suivants, mais j’en rencontre aussi qui viennent juste de lire le premier tome et sont ravis de disposer de la suite sans attendre.
C’est Dans la main du diable qui est la locomotive de ce convoi... Je ne sais s’il est vraiment best seller, mais il est long seller : il continue de se vendre, de s’offrir, de circuler, incroyable pour moi !
Vous êtes intéressée par l’image, la photographie, la peinture, le cinéma. Aimeriez-vous que votre cycle passe la barre du grand écran?
Son adaptation pour la télévision (4 épisodes) renforcera sans doute cet effet. L’écriture du scénario est en cours, tournage prévu en 2011-12, diffusion en 2013; pour anticiper sur la déferlante d’émissions et films attendue en 2014, pour le centenaire de la déclaration de la première Guerre mondiale... Tout cela aura lieu SI France-Télévision poursuit son projet, SI les tranches successives de financement sont débloquées, elles sont suspendues aux directeurs, variables selon le bon-vouloir de nos gouvernants...
Wait & see...
Vous utilisez des procédés d’écriture très “romanesques”, finalement très éloignés de la production française actuelle. Dans quelle tradition littéraire pouvez-vous vous situer? Davantage du côté des anglo-saxons? Des écrivains français du 19ème?
Tradition littéraire du roman au long cours, quelque peu boudée par la production romanesque française actuelle, en effet. Nous a-t-on tellement vaccinés au nouveau roman, immunisés contre les impardonnables défauts du roman “réaliste” que nous nous sommes asphyxiés dans une littérature de l’auto examen, de l’ego en crise, en proie aux démons de la phénoménologie existentielle, avec la sur-représentation de l’écriture pour seuls enjeu et aventure littéraires ? Je caricature, bien sûr, mais c’est la dominante depuis pas mal de temps. L’édition constate cependant une désaffection grandissante pour les romans asthmatiques, consacrés surtout à l’auto-fiction, dont la mode est, semble-t-il, en voie de s’étioler.
Sans doute l’histoire récente du dernier demi siècle excuse-t-elle ce repliement sur l’individualité, tous horizons confisqués par les grandes fractures idéologiques et désastres de guerres? Mais les anglo-saxons ne s’en sont pas intimidés, qui continuent de pratiquer le genre avec bonheur.
Et la critique, qui stigmatise ces livres quand ils sont français, les porte aux nues dès qu’ils sont traduits de langue anglaise, britanniques ou américains... Mais bah ! Il s’en trouve quand même pour apprécier mon travail, et surtout ce sont les lecteurs qui élisent leurs lectures. Et comme moi sans doute ont-ils un légitime attachement aux oeuvres du 19ème siècle qui les ont formés. Sans les singer ni les reproduire – absurde passe-temps - , je leur rend hommage et assume l’héritage.
Quoi qu’il en soit, je ne suis en guerre contre personne, j’écris ce que j’ai envie d’écrire - mon luxe; aussi ai-je des raisons de me réjouir que cette trilogie trouve son lectorat.
Je pense surtout qu’il y a un intense besoin d’histoires, et d’Histoire.
En ces temps de grandes mutations, le besoin se présente de nouveau d’en revisiter les facteurs dans le temps long, à titre collectif autant que privé. Cette question de la mémoire – et de l’oubli – est bien plus profonde et aiguë qu’on ne le perçoit en surface.
Elle est aussi bien générationnelle. Qui n’a fait l’expérience, avançant dans la vie, des questions qui commencent à se poser, juste au moment où ceux-ci défaut, sur la vie de nos parents, de nos grands-parents, à plus forte raison de plus lointains aïeux ? Sur les circonstances inconnues de ce qu’ils ont vécu, dont ils ont été acteurs et témoins, dont la transmission est pleine de lacunes, d’autant plus lancinantes qu’elles croisent l’histoire collective... Je crois qu’en cela cette trilogie, bien loin d’être en contravention avec mon travail antérieur, en est le prolongement logique. Je suis occupée par le fantôme du passé, ses formes lacunaires, ses impasses et ses ruptures; sa quête erratique.
C’est ce que Pense à demain met en scène, le difficile accès à ce passé occulté, ou perdu, dont nous avons urgemment besoin pour nous constituer, et faire face au présent, à demain.
En quelque sorte, Alex, Christine ni Viviane, ou Antoine, n’ont lu Dans la main du diable !... Il leur faut faire tout ce chemin à rebours, dans l’époque où ils se trouvent, pour renouer un peu les fils de leur propre histoire : Pense à demain est pour moi une sorte de roman de mon propre roman...
J’ai tant mis dans ces livres que, oui, j’en suis orpheline. Mais pas pour longtemps !
Pour les lecteurs belges qui voudraient rencontrer Anne-Marie GARAT, sachez qu'elle passera par chez nous bientôt, avec notamment une rencontre le jeudi 3 juin à la librairie La Licorne à Bruxelles.