Édouard LOUIS, En finir avec Eddy Bellegueule
Le jeune Édouard Louis ausculte à la loupe son milieu et son parcours : la découverte de soi par l’injure et les coups.
Sur la quatrième de couverture, l’auteur écrit :
Très vite, j’ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre.
Avant la fuite, Eddy a subi les coups. Pendant deux ans, au collège, il est frappé et humilié presque quotidiennement par deux brutes de son école. Un rituel à l’abri des regards, une humiliation silencieuse qu’Eddy accueille sans broncher. Au moins, ses bourreaux sont discrets.
Uniquement cette idée : ici, personne ne nous verrait, personne ne saurait. Il fallait éviter de recevoir les coups ailleurs, dans la cour, devant les autres, éviter que les autres enfants ne me considèrent comme celui qui reçoit les coups. Ils auraient confirmé leurs soupçons : Bellegueule est un pédé puisqu’il reçoit des coups (ou l’inverse, qu’importe).
Pédé, tapette, enculé, pédale. La violence commence par le langage et c’est par l’injure que se construit l’identité du jeune garçon, dans le regard et la réprobation des autres. Son corps, sa démarche, ses mains, ses « manières » ne sont pas celles des hommes de son entourage et de sa famille. Dans ce petit village du Nord, un homme, c’est un dur. Ça boit, ça cogne. Même s’il tente de se conformer à ce modèle, rien n’y fait.
Tous les matins en me préparant dans la salle de bains je me répétais cette phrase sans discontinuer tant de fois qu’elle finissait par perdre son sens, n’être plus qu’une succession de syllabes, de sons. Je m’arrêtais et je reprenais Aujourd’hui je serai un dur. Je m’en souviens parce que je me répétais exactement cette phrase, comme on peut faire une prière, avec ces mots et précisément ces mots Aujourd’hui je serai un dur (et je pleure alors que j’écris ces lignes ; je pleure parce que je trouve cette phrase ridicule et hideuse, cette phrase qui pendant plusieurs années m’a accompagné et fut en quelque sorte, je ne crois pas que j’exagère, au centre de mon existence).
Il n’y a pas de place pour la différence dans ce milieu ouvrier, pauvre et honteux de sa propre misère. Un monde renfermé sur lui-même qui n’imagine l’ailleurs qu’avec méfiance ou dédain ; où la seule ouverture vers le monde extérieur est la télévision, allumée du matin au soir. Le portrait de la classe sociale d’origine du narrateur est sans fard : alcoolisme, racisme, bêtise, violence, … Les mots sont très durs mais reflètent avec justesse une réalité que l’on voit peu en littérature — ou du moins pas avec cette acuité. Le roman raconte l’apprentissage douloureux d’un jeune garçon dont la différence, ici l’orientation sexuelle, ne se conforme pas avec les attentes et les habitudes de sa classe sociale. Édouard Louis, à travers cette histoire très personnelle, écrit aussi en sociologue et c’est peut-être ce qui permet à son texte de ne pas sonner comme un règlement de compte avec le milieu dont il est issu.
En repensant au déferlement de haine lors des manifestations contre le mariage gay en France, je me dis que cette libération de la parole « décomplexée » ne risque pas d’aider les jeunes, filles ou garçons, qui vivent leur différence dans le secret et dans la honte. Et est-il besoin de rappeler que, statistiquement, les jeunes homos sont davantage sujets aux tentatives de suicide que les hétéros ?
Ce livre d’une violence terrible, dont on sort forcément ému et secoué, nous rappelle que le chemin est encore long.
Référence :
Édouard LOUIS, En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014.
* Je me suis permis d’emprunter le titre de ce billet à celui de l’article de Didier Eribon dans le Nouvel Obs.
Le jeune Édouard Louis ausculte à la loupe son milieu et son parcours : la découverte de soi par l’injure et les coups.
Sur la quatrième de couverture, l’auteur écrit :
Très vite, j’ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre.
Avant la fuite, Eddy a subi les coups. Pendant deux ans, au collège, il est frappé et humilié presque quotidiennement par deux brutes de son école. Un rituel à l’abri des regards, une humiliation silencieuse qu’Eddy accueille sans broncher. Au moins, ses bourreaux sont discrets.
Uniquement cette idée : ici, personne ne nous verrait, personne ne saurait. Il fallait éviter de recevoir les coups ailleurs, dans la cour, devant les autres, éviter que les autres enfants ne me considèrent comme celui qui reçoit les coups. Ils auraient confirmé leurs soupçons : Bellegueule est un pédé puisqu’il reçoit des coups (ou l’inverse, qu’importe).
Pédé, tapette, enculé, pédale. La violence commence par le langage et c’est par l’injure que se construit l’identité du jeune garçon, dans le regard et la réprobation des autres. Son corps, sa démarche, ses mains, ses « manières » ne sont pas celles des hommes de son entourage et de sa famille. Dans ce petit village du Nord, un homme, c’est un dur. Ça boit, ça cogne. Même s’il tente de se conformer à ce modèle, rien n’y fait.
Tous les matins en me préparant dans la salle de bains je me répétais cette phrase sans discontinuer tant de fois qu’elle finissait par perdre son sens, n’être plus qu’une succession de syllabes, de sons. Je m’arrêtais et je reprenais Aujourd’hui je serai un dur. Je m’en souviens parce que je me répétais exactement cette phrase, comme on peut faire une prière, avec ces mots et précisément ces mots Aujourd’hui je serai un dur (et je pleure alors que j’écris ces lignes ; je pleure parce que je trouve cette phrase ridicule et hideuse, cette phrase qui pendant plusieurs années m’a accompagné et fut en quelque sorte, je ne crois pas que j’exagère, au centre de mon existence).
Il n’y a pas de place pour la différence dans ce milieu ouvrier, pauvre et honteux de sa propre misère. Un monde renfermé sur lui-même qui n’imagine l’ailleurs qu’avec méfiance ou dédain ; où la seule ouverture vers le monde extérieur est la télévision, allumée du matin au soir. Le portrait de la classe sociale d’origine du narrateur est sans fard : alcoolisme, racisme, bêtise, violence, … Les mots sont très durs mais reflètent avec justesse une réalité que l’on voit peu en littérature — ou du moins pas avec cette acuité. Le roman raconte l’apprentissage douloureux d’un jeune garçon dont la différence, ici l’orientation sexuelle, ne se conforme pas avec les attentes et les habitudes de sa classe sociale. Édouard Louis, à travers cette histoire très personnelle, écrit aussi en sociologue et c’est peut-être ce qui permet à son texte de ne pas sonner comme un règlement de compte avec le milieu dont il est issu.
En repensant au déferlement de haine lors des manifestations contre le mariage gay en France, je me dis que cette libération de la parole « décomplexée » ne risque pas d’aider les jeunes, filles ou garçons, qui vivent leur différence dans le secret et dans la honte. Et est-il besoin de rappeler que, statistiquement, les jeunes homos sont davantage sujets aux tentatives de suicide que les hétéros ?
Ce livre d’une violence terrible, dont on sort forcément ému et secoué, nous rappelle que le chemin est encore long.
Référence :
Édouard LOUIS, En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014.
* Je me suis permis d’emprunter le titre de ce billet à celui de l’article de Didier Eribon dans le Nouvel Obs.
Une de mes prochaines lectures... je sais que ça ne va pas être réjouissant, mais nécessaire.
RépondreSupprimerJe le lirai lorsque je le trouverai en bibliothèque (= pas tout de suite). Lecture nécessaire, comme le souligne Kathel, mais je peux attendre d'autant que j'ai beaucoup lu/entendu au sujet de ce livre.
RépondreSupprimerTout comme Brize, je vais attendre..
RépondreSupprimerOh la bibli l'aura, c'est sûr... Je me prépare au choc!
RépondreSupprimerEuh, oui ? Qui me demande ?
RépondreSupprimerOoops, pardon. Ce n'était que le titre de ton billet. Allez, c'est nul, je sais mais c'était juste pour apporter une petite touche de légèreté...(et dieu sait que la léger té, c'est tout moi,;-) )
Nous sommes effectivement plutôt d'accord ! ;-)
RépondreSupprimerJe dois être l'une des seules qui ne savait pas du tout de quoi ça parlait... du coup, je suis curieuse!
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