9 juin 2014

Haute société en voie d’extinction

Passé imparfait, Julian FELLOWES

Par le créateur de Downton Abbey, un roman enlevé, nostalgique et britishissime, sur la fin d’une époque.

C’est presque par effraction que Damian Baxter a fait son entrée dans la Saison de 1968. Cette suite de mondanités à l’attention des jeunes gens de bonne famille vit alors, sans le savoir, ses derniers jours. Après les swinging sixites, les seventies s'annoncent et emporteront avec elles les us et coutumes d’une aristocratie sur le déclin. Mais en 1968, entre bals et parties de campagne, la jeunesse dorée de l’Angleterre se retrouve entre pairs avant l’entrée dans l’âge adulte. Grâce au narrateur, un condisciple de Cambridge, Damian parvient, alors qu’il n’est pas du même monde, à s’imposer comme l’une des figures les plus en vue de la Saison.

Comme chacun sait, le plus grand magicien au monde ne peut faire sortir un lapin de son chapeau que s’il y a déjà un lapin dans le chapeau, même s’il est bien caché, et Damian n’aurait jamais pu connaître le succès dont je me considérais comme responsable s’il n’avait d’abord possédé ces qualités qui ont rendu son triomphe possible et, même, inévitable. Cependant, je ne crois pas qu’il aurait pu briller sous le feu des projecteurs mondains quand il était jeune, en tout cas pas à cette époque-là, sans une certaine aide. Et il se trouve que je fus celui qui lui procura cette assistance. Peut-être est-ce pour cette raison que sa trahison fut si cuisante pour moi. Je fis bonne figure, ou j’essayai en tout cas, mais cela n’enlevait rien à la douleur. Trilby avait trahi Svengali, Galatée avait détruit les rêves de Pygmalion.

Beau, charismatique, doté d’une envie de réussite qui n’a d’égal que son arrivisme, il fait chavirer le cœur des débutantes et trembler les parents qui ne voient pas d’un très bon œil l’intrusion d’un vilain petit canard dans leur cénacle.
Bien des années plus tard, l’Angleterre a changé de visage et la naissance n’est plus synonyme de réussite sociale. Alors qu’ils avaient coupé les ponts depuis près de quarante ans, suite à une soirée dramatique lors d’un voyage au Portugal, Damian, qui depuis a fait fortune dans le monde des affaires, reprend contact avec le narrateur pour le charger d’une mission délicate. L’occasion de replonger et de faire revivre un passé enfoui, ses secrets et ses fantômes.

— Tu retournes dans ton propre passé et tu dois le comparer avec ta vie actuelle, ce qui te force à te souvenir de ce que tu désirais à 19 ans, il y a quarante ans, avant que tu ne saches vraiment ce qu’était la vie. En fait, tu dois regarder en face toutes vos attentes de l’époque, les tiennes, celles de toutes ces jeunes dindes maquillées et de tous ces jeunes coqs prétentieux avec qui tu trainais. À cause de Damian, tu dois faire face à tout ce qui est arrivé à ces gens-là et à toi aussi. À la fin, avec l’âge, tout le monde doit regarder en face les déceptions de la vie.

Dans son roman, Julian Fellowes part à la recherche de ce temps perdu et ausculte à la loupe un microcosme en voie d’extinction (on pense souvent au Proust du Côté des Guermantes). De jeunes gens promis, par leur naissance, à un brillant avenir (ou, dans le cas des filles, condamnées à se trouver un mari qui pourra veiller sur leurs besoins), mais qui ne parviendront pas tous à s’adapter à un monde qui avance plus vite qu’eux. Avec une nostalgie qui n’empêche pas la lucidité, l’auteur décrit l’univers fermé et pétri de convenances d’une classe sociale en pleine transformation. Le ton est à la fois distancié et empathique, drôle et touchant. Quelque part entre P.G. Wodehouse et Evelyn Waugh.
L’intrigue se construit par une série d’aller-retours entre 1968 et 2008, levant peu à peu le voile sur cette étrange soirée portugaise. Le narrateur ouvre les yeux sur son passé mais pointe également, avec un regard digne d’un moraliste français du XVIIème siècle, les transformations de la société anglaise et les ambiguïtés de son rapport à l’aristocratie.
C’est un sujet que connaît bien l’auteur puisqu’il est, notamment, le créateur et le show runner de l’excellent Downton Abbey. On retrouve d’ailleurs, dans le rythme du récit, un découpage en scènes qui fait penser à celui d’une série télé. De quoi ravir ceux qui cherchent un bon roman pour les vacances.

Référence :
Passé imparfait, Julian FELLOWES, traduit de l’anglais (Angleterre) par Jean Szlamowicz, Sonatine Éditions, 2014.

8 commentaires:

  1. Repéré dans le catalogue Sonatine et je suis bien tentée. J'ai loupé Downtown Abbey, mais je me rattraperai bien sur l'auteur avec cette plongée dans les années 60s-70s.

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    1. L'un n'empêche pas l'autre... Ce n'était pas le sujet de ce billet mais je conseille vraiment aussi la série.

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  2. J'avais déjà noté Snobs de cet auteur.

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  3. Autant j'avais adoré "Snob", autant celui-ci m'a déçu.

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    1. La comparaison, ce sera pour bientôt. Comme je le disais dans le commentaire ci-dessus, "Snobs" vient de rejoindre ma pal.

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