26 février 2012

1h20

1h20, ce n’est pas grand chose. Le temps de cuisson d’un petit poulet ou de deux épisodes de Friday night lights ou de quelques corrections de dissertations. Ou bien celui d’un trajet Paris-Bruxelles (dans les cas où une certaine compagnie de transport ferroviaire aux tarifs souvent exorbitants fonctionne correctement, ce qui est de plus en plus rare!) …
J’ai la chance de pouvoir me rendre assez régulièrement à Paris et chacun de ces courts séjours est marqué par une série de petits rituels bien rodés qui, au milieu de la course aux expos, donnent à ces passages dans la capitale de nos voisins une impression de douce habitude qui me plait bien. Et si vous voulez tout savoir, ces habitudes comprennent notamment l’achat compulsif de bics verts et bleus dans un magasin japonais que je ne citerai pas ou encore un lunch suivi d’un morceau de cake orange-chocolat-polenta (le meilleur cake du monde ! et je m’y connais !) dans une cantine branchouille mais ô combien délicieuse (dont le nom est en partie celui d’une fleur…).
Parmi ces rituels, il faut maintenant compter avec celui des retrouvailles avec In Cold Blog. Autour d’un verre, d’une expo, d’un spectacle. C’est à chaque fois un excellent moment, où l’on parle finalement très peu littérature. Le rendez-vous culturel de notre dernière rencontre était au théâtre de l’Atelier pour l’adaptation des Liaisons dangereuses, mise en scène par John Malkovich, inoubliable Valmont du film de Stephen Frears. Un spectacle à conseiller pour sa fraîcheur, son humour et l’intelligence de la mise en scène. Avec beaucoup de simplicité, le texte retrouve toute sa vitalité (et vu le sujet, on pourrait aussi parler de vigueur) et sa délicieuse cruauté. La distribution, des jeunes comédiens pour la plupart, donne un coup de vif au texte et on en vient très vite à oublier le film.
Ai Weiwai, Etude de perspective - la tour Eiffel (1995-2003)
Et tant qu’on est dans les conseils culturels, il y a actuellement deux excellentes expos au Jeu de Paume : les photographies d’Ai Weiwei et celles de Berenice Abbott. Weiwei utilise la photo pour dénoncer les abus du régime chinois et, entre humour, provocations et témoignages, nous parle du monde d’aujourd’hui dans une démarche directe et assez brute. Même capture du monde pour Abbott, mais chez elle c’est avant tout la transformation de l’Amérique des années 30 à l’après-guerre dont il est question dans ses photographies d’une grande beauté formelle.
Berenice Abbott, Park Avenue et 39e rue, NY (1936)

Et pour faire le plein de lumière, passez à la Maison Rouge (un lieu dédié à l’art contemporain dont les expos sont toujours riches et bien conçues) pour visiter Néon, who’s afraid of red, yellow and blue, une exposition sur l’utilisation du néon dans l’art (et pour ceux qui en seraient restés à l’histoire du cake dont il était question plus haut, sachez qu’à la Maison Rouge on peut désormais trouver une petite succursale de cette adresse bobo mais très bonne).
Claude Lévêque, Rêvez! (2008)

24 février 2012

Shakespeare s'adresse à vous. L'entendez-vous ?

Stoner, John WILLIAMS

Redécouverte d'un auteur injustement oublié et d'un grand roman sur la force de la littérature et la fragilité de nos existences.

Écrit en 1965, Stoner dut attendre une cinquantaine d'années pour recevoir les lauriers qu'il mérite. Il fallut que Collum Mc CANN crie sur tous les toits son admiration sans borne pour son auteur, John WILLIAMS et qu'Anna GAVALDA se lance dans sa traduction française pour que les lecteurs francophones aient la grande chance de pouvoir le lire.
William Stoner, né dans une ferme du Missouri à l'aube du 20e siècle, a un destin tout tracé : il reprendra la ferme familial. Mais un jour, voilà que le conseiller rural rend visite à la famille et propose que William aille à l'université en faculté d'agriculture : "L'conseiller rural, y dit qu'y z'ont des idées nouvelles et des manières de s'y prendre autrement qu'y vous apprennent à l'université. Peut-être qu'il a raison... Souvent quand je suis dans les champs, j'y pense..." dira son père.
Stoner se rend donc à Columbia juste avant la première guerre mondiale et après quelques mois de cours, se passionne pour un cours pourtant tout à fait secondaire dans son cursus : le cours d'Introduction à la littérature du vieux professeur Sloane. Au cours du deuxième trimestre, Stoner abandonne l'agronomie pour se consacrer entièrement à la littérature. Il obtiendra son doctorat quelques années plus tard, acceptera un poste d'assistant à Columbia toujours et continuera d'y enseigner jusqu'à sa mort, en 1956. Un professeur qui ne laissera pas un souvenirs impérissable, ni à ses étudiants, ni à ses collègues mais qui restera, tout au long de sa carrière, un amoureux éperdu de la littérature. Un amour qui l'entraînera à trahir ses parents et ses origines, qui sera un refuge à son mariage désastreux et ne l'aidera pas à sauver sa fille chérie qui aura une existence d'une tristesse inouïe. Un amour qu'il partagera également avec la femme de sa vie, avec laquelle il vivra un amour impossible et déchirant.
Stoner devra supporter les inimitiés et les coups bas de certains de ses collègues mais fera aussi l'expérience de l'amitié véritable et aura, à certains moments, un véritable engouement pour son métier d'enseignant.
L'histoire banale, en somme, d'un antihéros mais décrite avec une grâce et une délicatesse infinies. Toujours juste, Stoner est un roman sur  les déboires de l'existence, ses désillusions mais aussi ses moments de révélations et d'éblouissements (pour la littérature, pour la paternité, pour la femme aimée...)
L'histoire d'une vie dans laquelle résonnera toujours, comme un écho, cette phrase prononcée un jour par le professeur Sloane : "M. Stoner, M. Shakespeare s'adresse à vous à travers trois siècle. L'entendez-vous ?" 

Références :
John WILLIAMS, Stoner, traduit de l'anglais (américain) par Anna Gavalda, Le dilletante, 2011 pour la traduction française.

19 février 2012

J’ai mis mes franzens et me suis salingé, mais ça n’a pas woolfé

Les voleurs de Manhattan, Adam Langer

Satire du milieu de l’édition et vrai-faux roman d’aventures : un livre ambitieux qui finit par décevoir.

Difficile de percer et de se faire un nom dans le petit milieu de l’édition new-yorkaise. Quand les supercheries littéraires ont le vent en poupe, les nouvelles intimistes ont peu de chance de trouver leur lecteur... C’est le triste constat dressé par Ian Minot, un jeune auteur qui depuis des années va de refus en refus. Alors quand un ex-éditeur lui propose une combine douteuse pour obtenir la gloire, Ian se retrouve confronté à un terrible dilemme : garder son intégrité ou gagner enfin la reconnaissance qu’il croit mériter ?
En lisant le billet d’Emeraude, j’avais pensé que ce roman ressemblait à celui-ci. Ce n’est finalement pas le cas. L’auteur s’amuse ici davantage à caricaturer le monde de l’édition que celui des auteurs à succès. Le début est assez plaisant : le personnage de l’auteur-loser fonctionne plutôt bien, les références littéraires sous forme d’antonomases sont plutôt amusantes (des « franzens » sont des lunettes, un « capote » un grand chapeau, un « kowalski » un marcel, un « proust » un lit, …). Et puis, lorsque le roman s’amuse à mélanger la réalité et la fiction (sans trop dévoiler l’intrigue : la vie du héros commence à ressembler à un roman d’aventures), on commence à s’ennuyer un peu. Alors que le rythme est censé s’accélérer et devenir celui d’un récit haletant, je me suis lassé de l’histoire et des personnages. Tout devenait prévisible, appuyé et ultra-stéréotypé. C’est pourtant ce que l’auteur semble vouloir dénoncer : notre besoin d’histoires impossible à rassasier devrait normalement se réjouir de la tournure des événements. Mais, en ce qui me concerne, la magie n’a pas opéré.
D’autres avis (très positifs ceux-là) chez Constance, chez Yspaddaden et chez keisha.

Référence :

Les voleurs de Manhattan, Adam Langer, traduit de l'anglais par Laura Derajinski, Gallmeister, 2012.

12 février 2012

La délicat...quoi ?

La délicatesse, David FOENKINOS

À de moins de vivre sur une autre planète, comment ne pas avoir entendu parler de La délicatesse. Révélation littéraire ou imposture médiatique ? Quelques mots de ce désormais phénomène littéraire (et maintenant cinématographique).

Je me méfie toujours des grands succès de librairies... Surtout s'il s'agit d'un livre français contemporain. Snobisme ! me dirait ma sœur. Pourquoi un livre qu'on voit dans toutes les mains, sur tous les étals et dont tout le monde parle serait moins bon qu'un autre ? Parce qu'il n'est pas assez élitiste ? Et puis quoi, si ça se trouve, j'éprouverais un réel plaisir à sa lecture, même si par la suite il ne m'en reste pas grand chose. Ce serait peut-être un livre à rajouter à la liste des fameux page turner dont on vous a parlé ici.
Et voilà qu'après toutes ces réflexions philosophiques édifiantes, le hasard (où plutôt l'un des membres de notre groupe de lectures destinées aux élèves) me le met entre les mains. Certes, j'ai bien vu que le propriétaire du livre avait l'air un brin embarrassé et pas du tout sûr d'avoir raison de le proposer, mais, n'écoutant que mon courage, pleine de bonnes résolutions dont celle d'acquérir une plus grande ouverture d'esprit, et voyant là un signe que le destin voulait me faire lire ce fameux bouquin, je suis rentrée chez moi avec La délicatesse et (après avoir tourné autour pendant quelques semaines) ai entamé la lecture du roman de Foenkinos, déjà adapté en film par l'auteur lui-même et son frère, et avec dans le rôle titre  notre délicat compatriote, François Damiens.
Je l'ai lu d'une traite, en deux jours à peine, et j'éprouve maintenant une réelle joie... Non pas celle d'avoir découvert un livre étonnant, subtil et passionnant à la fois, non pas celle liée à la recherche frénétique du nom des autres romans de l'auteur et de me précipiter dans une librairie pour les acheter... non, non, non, rien de tout cela. Juste la joie de pouvoir dire beaucoup beaucoup de mal d'un livre d'une platitude tellement inouïe que je n'ai pas le moindre scrupule à attaquer son auteur pourtant probablement plein de bonnes intentions (quoique, à bien y réfléchir, c'est même pas sûr). 
La Délicatesse (qui n'a, vous l'avez compris, de délicat que le nom) est l'histoire d'un deuil, celui de la pauvre mais tellement jolie et attirante Nathalie qui perdit, dans un accident de jogging, son bien aimé, celui qui avait décidé que si elle commandait un jus d'abricot ("un petit peu original sans être toutefois excentrique") lors de leur première rencontre, il l'épouserait. Et devinez ce qu'elle choisit ?
Bref, Nathalie est triste (mais l'auteur avait justement précisé en début de livre, dans une de ses horripilantes notes en bas de page, qu'"il y a souvent une nette tendance à la nostalgie chez les Nathalie"), et malgré que tout le monde veut soit la draguer, soit en faire son amie, elle choisit délibérément la solitude. Jusqu'au jour où, sur un coup de tête (qu'on ne comprendra, nous lecteurs peu sensibles, absolument jamais) elle décide d'embrasser fougueusement Markus, un de ses collaborateurs qui à première vue n'a aucun intérêt. Sauf que le garçon en question s'avère finalement beaucoup plus... délicat qu'il n'en a l'air.
Voilà, c'est tout. La fin est exactement celle que vous imaginez et à part deux ou trois personnages secondaires, il n'y a absolument rien d'autre dans le livre. Ah, si : il y a les notes en bas de page suscitées et de petits chapitres sans aucun intérêt qui entrecoupent l'histoire et qui vont du numéro de code de l'immeuble de Markus à trois aphorismes de Cioran que le personnage a lus dans le RER, en passant par les paroles de la chanson que Nathalie a écoutée dans la voiture ou encore le nombre de paquets de Krisproll vendus en 2002.
Rajoutons que pour être sûr que nous ayons compris le message et le thème général du livre, Foenkinos a décliné le terme "délicat" sous toutes ses formes à peu près une fois par page.
Pour ma part, je ferai preuve d'une certaine délicatesse et vous épargnerai les excellents jeux de mots qui me sont venus à l'esprit en écrivant ce billet et qui parlaient tous du très prononcé contraste entre le titre du livre et son contenu. 

Référence :
La délicatesse, David FOENKINOS, Gallimard, Folio, 2011.

9 février 2012

L’emptytude des choses

La mise à nu des époux Ransome, Alan BENNETT

L’auteur de La Reine des lectrices s’amuse à dépeindre les zones d’ombre de la petite bourgeoisie britannique. Drôle et grinçant.

Mr et Mrs Ransome ont été victimes d’un vol. Ou plutôt d’un cambriolage, comme aime à le préciser Mr Ransome, très à cheval sur les mots comme sur tout le reste. Alors qu’ils assistaient à une représentation de Così (évitez, entre initiés, de dire Così fan tutte), tout ce que contenait leur appartement a disparu. Pas uniquement les objets de valeurs, les appareils ménagers et les meubles ; tout : du contenu des placards au papier toilette. Face à cette épreuve, les Ransome témoignent du flegme qui sied à leur classe sociale. Pas de vagues, pas de larmes. Life goes on. Cependant, l’accident a ouvert une brèche dans leur quotidien balisé et uniforme et révèle peu à peu les limites du fragile équilibre de leur existence.
S’il penche clairement du côté de la satire sociale, ce court roman joue également la carte du non-sens et de l’absurdité. À l’image de ce cambriolage insensé – qui s’expliquera finalement mais d’une manière complètement inattendue – le couple Ransome se retrouve soudainement dépouillé de tout ce que constituait les fondations matérielles de son mode de vie et doit faire face au vide. Coupés depuis toujours de leurs émotions et de leurs désirs, ces deux personnages découvrent que le confort rassurant de leur petit appartement bourgeois n’était que le décor d’une mauvaise pièce de boulevard. Il y a donc, à côté de l’humour tranchant de l’écriture Bennett (comme dans La Reine des lectrices), une étrange zone d’inconfort qui donne à ce roman une dimension supplémentaire.

Référence :
La mise à nu des époux Ransome, Alan BENNETT, traduit de l’anglais par Pierre Ménard, Gallimard, Folio, 2011.

6 février 2012

Raconte-moi des histoires

Storyteller, James SIEGEL

Un page turner efficace. What else ?

Un journaliste en disgrâce, ancienne star d’un grand quotidien new-yorkais, traîne ses remords dans une petite ville de Californie où il couvre, pour la feuille de chou locale, le quotidien ô combien passionnant de ce trou perdu : inauguration de galeries commerçantes, jubilés divers, élevages d’alpagas… Un accident de la route anodin finit par éveiller son intérêt. C’est le premier élément d’une enquête saisissante qui va l’amener vers une actualité digne d’un Pulitzer. Mais comment faire éclater la vérité quand vous avez été condamné par toute la profession et le grand public pour vos mensonges ?
Pas nécessaire d’en dire plus. Nous avons ici un véritable page turner efficace, de ceux qu’on dévore avec avidité jusqu’à la dernière ligne. Rien de bien révolutionnaire pourtant mais un roman qui tient toutes ses promesses, vous surprend souvent et parvient à faire exister ses personnages par une écriture dynamique et non dénuée d’humour. Ce qui n’est pas toujours le cas dans ce genre de littérature.

Storyteller a déjà pas mal tourné sur les blogs et les avis sont unanimes (comme chez Keisha, Clara ou Cynthia).

Référence :

Storyteller, James SIEGEL, traduit de l’anglais par Simon Baril, Cherche midi, 2011.

2 février 2012

(Re)Lire ses classiques #6

L’attrape-cœurs, J.D. SALINGER

Bon. Je me représente tous ces petits mômes qui jouent à je ne sais quoi dans le grand champ de seigle et tout. Des milliers de petits mômes et personne avec eux je veux dire pas de grandes personnes – rien que moi. Et moi je suis planté au bord d'une saleté de falaise. Ce que j'ai à faire c'est attraper les mômes s'ils s'approchent trop près du bord. Je veux dire s'ils courent sans regarder où ils vont, moi je rapplique et je les attrape. C'est ce que je ferais toute la journée. Je serais juste l'attrape-cœurs et tout. D'accord, c'est dingue, mais c'est vraiment ce que je voudrais être. Seulement ça. D'accord, c'est dingue.

Holden Caulfield, 16 ans, a de nouveau été renvoyé de son école. Avant que ses parents n’apprennent la nouvelle, il décide de passer trois jours à New York. Déceptions, déconvenues, rencontres éphémères, … Holden s’enfonce peu à peu dans une spirale désenchantée.
J.D. Salinger a publié ce premier roman en 1951 et l’on y ressent l’extrême difficulté d’être pour un adolescent dans l’Amérique de l’après-guerre. Pas d’euphorie, pas de triomphe mais bien l’impression d’un monde qui n’a plus de sens et, surtout, que les adultes ne sont plus là pour rassurer les enfants. Holden cherche à s’accrocher désespérément à quelque chose mais le monde lui échappe et il ne peut que lui adresser son éternelle insatisfaction. Tout ça le « tue », comme il le répète durant toute sa confession.
Mais au-delà d’un instantané sur l’époque, ce roman culte est avant tout un formidable portrait de l’adolescence. Holden est coincé entre le monde des enfants et celui des adultes. Ses besoins semblent inconciliables : il recherche à tout prix le contact avec les autres mais, au final, il est toujours déçu ou abandonné. D’un côté, ce petit frère mort dont il ne peut faire le deuil ; de l’autre, un grand frère, l’une des rares figures masculines qui semble le rassurer, est parti pour Hollywood. Entre ces deux absences, Holden va errer dans la ville, durant ces trois jours, de bars minables en appartements cossus, à la poursuite d’une ligne de fuite.
En cherchant un roman initiatique et vaguement réaliste pour mes élèves, je me suis souvenu de ce classique de la littérature américaine. Si, avec le recul (je n’ai plus seize ans depuis bien longtemps), j’ai l’impression qu’on a rarement parlé aussi justement de l’adolescence, reste à voir ce qu’en penseront les élèves…

Un billet chez Blake.

Référence :

L’attrape-cœurs, J.D. SALINGER, traduit de l’anglais par Annie Saumont, Pocket, 1994.