29 mars 2010

Maman a tort

La Femme de l’Allemand, Marie SIZUN

Un roman d’apprentissage sur le lien mère-fille à une époque où
pour ne pas châtier les coupables,

on maltraitait des filles.

On allait même jusqu’à les tondre
*

Marion vit avec Fanny, sa mère, dans le Paris de l’après-guerre. Elles sont tout l’une pour l’autre. Fanny a quitté sa famille qui ne veut plus la recevoir car durant l’occupation elle a vécu une relation avec un soldat allemand. De cette union cachée et honteuse est née Marion. Elle apprend peu à peu, par la bouche de sa mère, ses origines. Pas de nom, peu d’éléments de l’histoire, juste l’idée que son père est l’Allemand, disparu quelque part en Russie après avoir quitté la France. Fanny est joyeuse, fantasque, un peu marginale ; une mère différente mais que Marion, Funny comme l’appelle Fanny, adore. Seules contre le monde, ou presque.
Ce que sa mère a enduré à la Libération, Marion ne peut que le deviner. Mais le comportement de Fanny se met à changer et à inquiéter. Car cette mère est folle, comme on le dit alors. Et de crises en crises, Marion passe d’un amour absolu à la crainte, la honte et finalement la haine.
Le portrait de cette jeune fille est particulièrement juste et Marie SIZUN rend bien compte de l’évolution et de la dégradation progressive du lien qui unit les deux personnages, rongé très par la culpabilité et les non-dits. L’adolescente se construit une histoire et une identité à travers celles de sa mère et tente de s’arracher, parfois avec violence, à l’emprise tentaculaire de Fanny, à la fois dans la fidélité et la trahison. Un apprentissage douloureux dont le roman s’empare de manière intelligente.
Mais à côté de ce thème fort et cette histoire assez prenante, il y a l’écriture qui, souvent, lasse. Une narration à la deuxième personne qui a vite fait d’énerver et des effets stylistiques un peu fabriqués (phrases à l’infinitif, répétitions, …). Dommage.

D'autres avis chez BOB.

* Paul ELUARD, "Comprenne qui voudra" in Au rendez-vous allemand (1944)

24 mars 2010

Une journée pour écrire l’histoire

22 novembre 1963, Adam BRAVER

Un roman kaléidoscope subtil sur la naissance d’un mythe moderne.

Avec en BONUS quelques mots de l’auteur HIMSELF!


L’histoire des États-Unis est constituée d’images qui ont fait le tour du monde et appartiennent, qu’on le veuille ou non, à la mémoire collective. L’effondrement des tours du Wall Trade Center, le premier pas de l’homme sur la lune, Luther King à Washington et, bien sûr, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Des images qui créent des histoires, des récits, individuels et collectifs, rapidement transformés en mythes modernes.
Alors pourquoi chercher encore à écrire sur la mort de JFK ? Tout aurait été dit, filmé, exploité, du grand mythe de la famille maudite à l’histoire du complot. Adam BRAVER, dont c’est ici le premier roman traduit en français, s’est emparé de ce sujet pour le moins casse-gueule pour en tirer un livre (roman ? récit ?; on pense parfois au Truman CAPOTE de
De sang froid).
) captivant, arrivé jusqu’à nous grâce aux bons soins de BOB.
22 novembre 1963 : une journée dont se souviendront tous ceux qui l’ont vécue, marquée par l’assassinat à Dallas du jeune Président aux allures de play-boy. Un événement qui hantera longtemps les imaginaires collectifs, vécu presque en direct par le monde entier, magnifié et presque sacralisé par le film d’un cinéaste amateur, Abe Zapruder. De cette journée, BRAVER tire un récit où les voix et les points de vue sont multipliés, comme dans une toile cubiste, avec pour fil conducteur Jackie Kennedy. Du début de la journée à Dallas jusqu’au retour à Washington, le narrateur colle aux habits tachés de sang de la
first lady et va s’immiscer là où n’avons rien pu voir.
C’est là que se situe, en grande partie, la fiction. Jackie prend peu à peu conscience de la mort brutale et sauvage de son mari et tente de garder l’attitude qui sied à son statut et, en même temps, de ressentir la douleur et la tristesse. En vain : elle est comme anesthésiée par la tragédie qui la frappe. A travers différentes scènes et différentes étapes de cette journée, le personnage romanesque de Jackie se construit patiemment et par petites touches. Mais elle n’est pas seule à vivre ce morceau d’histoire. A tous ces anonymes (ambulanciers, personnel des pompes funèbres, membres de l’escorte, personnel de la Maison-Blanche, …) BRAVER donne une voix et raconte, notamment à travers leurs souvenirs récoltés au fil du temps, cette journée qui a aussi marqué à jamais leur existence. De cette addition de récits naîtra peu à peu, au fil des heures, le mythe collectif.
L’écriture de BRAVER et la construction fragmentée et originale permettent d’éviter les clichés et la dramatisation sensationnaliste. Il n’est même jamais question des raisons de l’assassinat. Tout se passe dans le domaine de l’intimité des uns et des autres, dans l’observation minutieuse et patiente de détails anodins. Comme lorsque Jackie demande une cigarette à un ambulancier ou quand une jeune employée de la Maison-Blanche s’apprête à annoncer aux enfants du couple la mort de leur père. Des instants inventés au milieu de faits qui eux sont bien réels, tirés des annales de l’histoire. Ni du journalisme, ni de l’histoire, ni de la fiction « pure », mais bien un mélange des trois.
Donc, vous l’aurez compris, c’est un livre que je vous recommande chaleureusement. Un tout grand merci à Blog-o-Book et aux éditions Sonatine pour ce partenariat !

Mais allons un peu plus loin…

Après ma lecture, j’ai voulu en savoir un peu plus sur ce Mr. BRAVER. J’ai appris qu’avant ce livre, il était déjà l’auteur de trois romans qui, à travers les personnages de Lincoln ou de Sarah Bernhardt par exemple, entremêlaient aussi réalité historique et fiction. Poussant un peu plus loin la curiosité, j’ai entrepris, via le site de l’auteur, de lui faire parvenir plusieurs questions. Et, surprise !, il m’a répondu avec rapidité et enthousiasme. Alors c’est avec beaucoup de gratitude, de plaisir (et un peu de fierté aussi…) que je vous propose d’en savoir plus sur lui, son roman et sa manière d’envisager l’écriture. Les réponses témoignent d’un vrai travail de réflexion en amont de l’écriture mais qui ne vient cependant jamais empâter le roman.
Notre échange a eu lieu en anglais et je me suis lancé dans l’exercice amusant de la traduction (je remercie d’ailleurs la gentille collègue professeur d’anglais qui m’a donné un petit coup de pouce).

Pourquoi avez-vous choisi d’écrire autour de personnages réels et célèbres? Et pourquoi avoir choisi d’écrire sur la mort de Kennedy?

Les figures historiques sur lesquelles j’ai écrit sont toutes très énigmatiques. De grandes vies. Presque des créatures mythiques. Toutes étaient profondément hantées, blessées par des tragédies, mais aussi très discrètes sur ce point. C’est là bien évidemment que l’écrivain de fiction peut prendre le relais, être capable de pénétrer ces instants privés, là où l’historien ne peut pas mettre les pieds. Et finalement, ce sont les ironies qui apparaissent entre le monde intérieur imaginaire et le monde factuel qui m’intéressent. J’espère que de tout cela ressort une sorte de vérité plus grande que le personnage ou que son passage dans le temps.
Pour ce qui est de l’idée de revenir à des moments de l’Histoire (quoi que ce mot puisse signifier), j’ai le sentiment que les romans contemporains ont commencé à se déplacer au-delà du moi, où ils avaient élu domicile depuis longtemps, pour se diriger vers un monde plus large – là où la compréhension de soi est complètement reliée à celle du monde. Dans le monde littéraire, certains pourraient voir cela comme une sorte de fiction historique, mais peut-être pourrait-on plutôt parler de “fiction basée sur une recherche” (“research-based fiction”). Plus simplement, c’est une recherche très fouillée sur un monde existant (ou pré-existant) auquel la fiction apporte à la compréhension des personnages un sens plus profond, avec la complicité tacite du lecteur. J’aime assez cette idée.
Ce livre part d’une curiosité créatrice. Je suis né en 1963, donc je n’ai pas expérimenté l’événement de manière mémorable, bien que j’aie certainement grandi dans son ombre. Jeune, j’ai vu Bobby Kennedy à San Francisco un matin que je me rappelle comme étant celui où il a été tué. Ce souvenir d’une euphorie intense suivie directement par le choc de la douleur est toujours resté avec moi et était en partie ce que j’ai esquissé dans ce livre.
Comme beaucoup d’écrivains, je suis attiré par le hors-champs. Quand j’ai commencé à écrire le livre – à partir d’une seule histoire – je me suis intéressé au vol de retour de Dallas – dernier moment privé, avant que le chagrin ne devienne à jamais l’héritage de tous. Cela peut sembler étrange à dire mais je n’étais pas intéressé par l’assassinat en soi; plutôt par la façon dont un événement devient un mythe en temps réel. C’est ce qui m’a amené vers les histoires des personnages parallèles: comment, par inadvertance (et souvent en quelques minutes), sont-ils devenus une part d’une mythologie moderne ?

Pourquoi ce mélange de faits réels et imaginaires?

Le mélange repose sur deux aspects. Au niveau de l’écriture, je suis très intéressé par différentes utilisations du récit dans le souvenir. L’idée était que l’histoire serait racontée par des faits avérés, des souvenirs et des histoires inventées – les trois ingrédients qui selon moi sont les caractéristiques de ce qui fait l’Histoire. A un niveau plus pratique, il y avait des vides dans l’histoire : le trajet en avion, les pensées de Jackie Kennedy, .... Donc il fallait “remplir” cette partie-là.
Pour le meilleur ou pour le pire, avec 22 novembre 1963, je ne me sentais pas mal à l’aise dans ce mélange entre faits réels et fiction. Ils n’étaient pas en compétition, c’était davantage une symbiose qui permettait de faire ressortir la « vérité ». Mais je reste avant tout, en tant qu’écrivain, fidèle à la notion de récit. C’est un terrain risqué, surtout avec cet assassinat et ses conséquences, où les faits et les vérités ont été remis en question et les idées et les personnes ont été réinventées. Ma principale préoccupation était que le livre soit honnête.

Pensez-vous que la fiction est un meilleur moyen de décrire le réel?

Je sais juste que mon objectif, en tant qu’écrivain, est de capturer des éléments d’expérience humaine et d’essayer de comprendre ce que c’est d’être humain, au niveau le plus élémentaire. Je pense qu’un auteur de fiction a un accès différent au monde des émotions des personnages. Notre mythologie donne l’impression d’être écrite à partir de faits qui, bien que précis, peuvent souvent faire abstraction de l’aspect humain. Et c’est avant tout l’aspect humain qui m’intéresse. Les pas de géants ne m’intéressent pas ; je préfère le moment où l’on enfile les chaussures.

Vous écrivez que, selon Patrick Kennedy, « les histoires ne se contentent pas de préserver les mythes, mais qu’elles contribuent aussi à les lier au monde dans son ensemble ». Partagez-vous son opinion ?

Dans une certaine mesure, je le pense. Les histoires que nous racontons (et qui mélangent tous les éléments dont j’ai parlé auparavant) créent les mythes que nous acceptons tous comme une part de notre histoire commune, pour un temps du moins.

Qu’attendez-vous de cette traduction en français et de ce nouveau lectorat pour un livre qui touche à une grande figure de l’Amérique?

Difficile de répondre. Peut-être que je souhaiterais que cela donne une idée de l'identité américaine, et sur la façon dont l'histoire est faite et refaite, ce qui me paraît assez universel.
L'idée d'une mythologie moderne, en particulier une mythologie américaine, est fascinante pour moi, et, je présume, d'un certain intérêt dans d'autres parties du monde. L'héritage de John Kennedy me semblait être la définition la plus romantique, la plus optimiste de histoire de l'Amérique où j'ai grandi. Mais parce que sa fin est brutale et violente, cet héritage porte aussi en lui un sentiment de pessimisme inné, ou du moins renforce l'idée que les monstres sont toujours dans le placard. Il me semble que l'identité de l'Amérique est un constant work-in-progress, mais qui se considère pourtant comme un produit fini.

D'autres avis chez Tiphanie, Lagrandestef ou chez June.

19 mars 2010

Les femmes savent-elles écrire ?

Une chambre à soi, Virginia WOOLF

Si SHAKESPEARE avait eu une sœur, aurait-elle pu écrire des œuvres aussi géniales que celles de son frère? Non, répond Virginia WOOLF, parce que la société ne le lui aurait pas permis. Un essai qui n'a pas vraiment vieilli sur la condition de la femme.
Alors que Le Conflit, le livre d'Elisabeth BADINTER sur la condition féminine à l'heure d'aujourd'hui, fait beaucoup parler de lui et suscite la polémique (et alors que mes amies l'ont déjà toutes terminé et ont promis de me le prêter) voilà que le hasard (ou plus exactement mon amie Séverine que je remercie vivement) me met entre les mains Une chambre à soi, édifiant petit essai dans lequel Virginia WOOLF, en 1929, se penchait sur la place de la femme dans la littérature mais surtout sur la place des femmes écrivains. Les femmes, nous rappelle-t-elle, n'ont pas encore une grande place dans l'histoire de la littérature parce qu'elles n'ont pas les conditions matérielles pour écrire : elles ne peuvent pas aller dans les bibliothèques, s'asseoir sur une pelouse pour observer les gens, s'attabler à la terrasse d'un café pour réfléchir. Elles doivent s'occuper du ménage, des enfants, de la maison,... Outre le temps, rajoute Virginia WOOLF, il y a deux choses essentielles qui permettent d'écrire et dont les femmes ne disposent pas : de l'argent (Virginia WOOLF avait la chance de recevoir une rente annuelle grâce à l'héritage d'une vieille tante qu'elle connaissait à peine), et une chambre à soi. Jane AUSTEN, précise-t-elle, écrivait sur la table du salon, et ne laissait jamais personne voir qu'elle travaillait sur ses livres. Ainsi était-elle sans cesse dérangée pendant son processus d'écriture et devait-elle ranger papiers et stylos dès que quelqu'un pénétrait dans sa maison, ce qui était fréquent à cette époque et dans ce monde de mondanités. Virginia explique également que les thèmes abordés par les femmes sont considérés comme ayant moins de valeur littéraire que ceux plus "masculins". Ainsi, dit-elle, "le football et le sport sont choses 'importantes' ; le culte de la mode, l'achat des vêtements sont choses 'futiles'. Et il est inévitable que ces valeurs soient transposées de la vie dans la fiction. Ce livre est important, déclare la critique, parce qu'il traite de la guerre. Ce livre est insignifiant parce qu'il traite des sentiments des femmes dans un salon. Une scène sur un champ de bataille est plus importante qu'une scène dans une boutique - partout et d'une façon infiniment plus subtile, la différence des valeurs existe." Enfin, Virginia WOOLF nous rappelle le discours dominant de son époque à l'encontre des femmes considérées de manière générale comme incapables de produire une oeuvre artistique. Parmi le florilège de citations machistes, nous retiendrons celle-ci de Cecil Grey: "À propos de Mlle Germaine Tailleferre on peut seulement répéter le dictum de Dr. Johnson concernant une femme prédicateur, transposé au monde de la musique. `Monsieur, une femme qui compose est comme un chien qui marche sur ses pattes arrières. Ce n'est pas bien fait, mais on est surpris de voir que cela soit fait quand même.' " Rappelons que cette étonnante citation date d'il y a moins de cent ans... et méditons pour que la sœur de Shakespeare puisse enfin vivre.

11 mars 2010

L'histoire d'un livre

L'histoire de l'amour, Nicole KRAUSS

Un livre mystérieux comme point de départ d'une quête initiatique d'une enfant et d'un vieillard dans le New York d'aujourd'hui.

On choisit de lire certains livres parce qu'on en a entendu parler par des amis lecteurs, parce qu'on en a lu une critique positive ou parce qu'on connaît l'auteur ou son univers littéraire. Et puis il y a ces livres qu'on lit parce que tout ça à la fois. Comme si le livre vous faisait lui-même signe pour que vous ne passiez pas à côté. C'est ce qui m'est arrivé avec L'histoire de l'amour de Nicole KRAUSS. Un matin, une de mes collègues m'en parle, m'en disant le plus grand bien. L'après-midi même, Anne-Sophie nous en parle sur ce blog et nous dit tout le bien qu'elle en pense, et le lendemain, je lis une critique très enthousiaste de ce roman, et j'apprends par la même occasion que Nicole KRAUSS n'est autre que l'épouse de Jonathan SAFRAN FOER dont le roman Extrêmement fort et incroyablement près est un de ceux qui m'a le plus touchée ces dernières années. Il n'en fallait évidemment pas plus pour que je coure l'acheter. Et à ce moment, oh malheur, la libraire m'annonce qu'elle ne l'a plus. Je flâne néanmoins dans les rayons et à la lettre K, je me penche pour constater par moi-même l'absence du dit roman. Quelle ne fut pas ma surprise de l'y voir. Un signe de plus, me suis-je dit et une anecdote qui ressemble étrangement à celle que raconte Anne-Sophie lorsqu'elle acheta elle-même l'ouvrage ! Bref, quelques lectures (imposées pour raison professionnelle...) plus tard, je me plonge enfin dans L'histoire de l'amour...
L'histoire de l'amour
est en réalité le nom d'un roman autour duquel vont graviter la petite Alma, qui porte son nom en l'honneur du personnage central du roman, Leo Gursky, un vieux juif polonais survivant de l'holocauste, et l'auteur du fameux roman, qui vit au Chili depuis de nombreuses années. Alma cherche tant bien que mal à se remettre de la mort de son père et tente de rendre sa mère à nouveau heureuse, Leo se remémore son passé et met par écrit son amour perdu. Tous deux vont être amenés à s'intéresser à L'histoire de l'amour qui ne cesse d'apparaître dans leur vie. Autour de cette mise en abyme, les pièces du puzzle vont peu à peu s'emboiter, et nous permettre de comprendre les liens qui unissent ces (très) différents personnages. On va de surprise en surprise et les différents narrateurs nous émeuvent dans leur lutte pour la vie. Si ce roman est une indiscutable réussite, il est difficile, en le lisant, de ne pas penser à Jonathan SAFRAN FOER. Tout d'abord dans l'écriture, la narration et la structure du livre : tournures de phrase très spécifiques à chacun des personnages, à la fois drôles et touchantes; alternance de discours direct, de fragments de journal intime, de pages de roman ou de nécrologies; longues descriptions suivies de pages presque vides;... Et puis il y a New York, la quête d'un enfant à la recherche d'un fantôme qui pourrait être celui de son père trop tôt disparu, le rapport au judaïsme et la souffrance causée par la Shoah. Enfin, ce ton, mélange d'humour grinçant et d'émotion pure. J'ai alors recherché les dates de sortie des deux romans : août 2006 pour le roman de Nicole KRAUSS, septembre 2006 pour celui de son mari... Ont-ils travaillé ensemble ? L'un aurait-il puisé son inspiration sur l'autre ? Le mystère reste entier. Avouons que le roman de SAFRAN FOER nous avait ébloui entre autre grâce à l'originalité de l'écriture... La lecture de Nicole KRAUSS avait, du coup, quant à elle, un petit arrière goût de déjà vu. Mais la force des personnages, l'émotion toujours palpable et surtout le suspense généré par cette quête du livre, du passé et de la vérité ont eu raison de cette réserve.

7 mars 2010

Le non-poids du souvenir

Cristallisation secrète, Yoko OGAWA

Fable poétique et politique sur le thème de la mémoire.

Lorsque les habitants de l’île se réveillent, certains matins, quelque chose dans l’air leur indique que la journée sera marquée par une nouvelle disparition. Autrefois, il y avait eu le ferry et les autres bateaux, seuls moyens de liaison entre l’île et le reste du monde, disparus du jour au lendemain. Et après, les timbres, les instruments de musique, les bonbons, les oiseaux, …. A chaque fois, à mesure que chacun se débarrasse et détruit ce qui est amené à disparaître, le mot lui-même se vide de son sens et la mémoire a tôt fait d’oublier à jamais toutes traces du temps d’avant. On s’habitue vite aux disparitions, on cesse vite de penser à ce qui n’est plus.
La narratrice, une jeune romancière, s’accommode facilement de cette vie remplie de creux, comme tous les autres habitants. Même la disparition de sa mère, morte dans des circonstances étranges peu après son arrestation par la police secrète, ne semble pas l’affecter. Si certaines arrestations publiques sont difficiles à supporter, la population de l’île reste cependant calme et se soumet volontiers. La plupart oublient vite, sans se forcer, mais certains semblent conserver en eux la mémoire des choses disparues et ceux-là doivent se cacher pour éviter d’être enlevés par la police secrète. C’est le cas de R, l’éditeur de la narratrice. Lui n’a rien oublié. Craignant pour lui, la jeune femme décide, avec l’aide du grand-père, un vieil ami de sa famille, de mettre R à l’abri chez elle, dans une pièce secrète. Même s’il est difficile de vivre avec la peur d’être découverte et de devoir s’occuper de R, d’autant que la nourriture se fait toujours plus rare, elle semble séduite par cette cohabitation interdite. Jusqu’au matin où, à leur tour, les romans disparaissent…
Une fois encore, OGAWA parvient à étonner. Tout en gardant la finesse et l’imaginaire mystérieux de ses romans précédents textes (comme ici ou ici), elle s’empare d’un thème plus politique – le totalitarisme – et compose une sorte de 1984 poétique et palpitant. Au-delà de la dénonciation d’un système qui réduit chaque jour davantage les libertés en détruisant les souvenirs de chacun, OGAWA crée un univers hors du temps (comme dans les fables) fait de creux et de vides, d’espaces cachés et d’images puissantes, comme lorsque toutes les roses sont abandonnées à la rivière le jour de leur disparition. Les thèmes du souvenir et de la mémoire étaient déjà au cœur de La formule préférée du professeur. Dans ce nouveau roman, OGAWA va plus loin et pénètre le domaine de la création et du rôle de l’écrivain, mémoire du vivant, capable, peut-être, de résister contre l’oubli.

Voir aussi l'avis de Chiffonnette.