27 juin 2013

Constuire/re-construire/déconstruire

Un concours de circonstances, Amy WALDMAN

Un roman choral qui, à partir de la faille laissée par les attentats du 11 septembre, ausculte d’un œil acéré et mordant les fissures de la société américaine.

Quelques années après l’attaque qui a secoué le monde entier et laissé un grand vide dans le bas de Manhattan, un jury se réunit pour choisir, à travers un concours d’architecture, un monument à la mémoire des victimes du 11 septembre. Après avoir longuement débattu, les jurés attribuent la victoire à un projet qui propose de bâtir un jardin à Ground Zero. Mais au moment de découvrir le nom de l’architecte, stupeur : il s’agit d’un citoyen américain, certes, mais musulman. Alors que le jury s’impose un temps de réflexion pour mettre ses idées au clair et décider de ce qu’il convient de faire de cette information embarrassante, une journaliste en mal de sensationnel étale l’affaire au grand jour. C’est le début d’une polémique violente qui va embraser l’Amérique et mettre en lumière les tensions qui déchirent les différentes communautés de pensée du pays.
Dans ce roman choral, les différents personnages permettent d’envisager la question sous une multiplicité de points de vue : l’architecte, des représentants des victimes de l’attentat, des lobbyistes de toutes tendances, des journalistes, des politiciens, … Chacun défend son objectif, qu’il soit militant, électoraliste, économique, religieux ou sentimental. Et chacun occupe le vide laissé par l’attentat à sa manière. Mais ce qui est intéressant, c’est que Waldman n’a pas choisi des caricatures et joue habilement avec les préjugés. L’architecte musulman est un laïc convaincu qui se retrouve à devoir mettre en avant, malgré lui, ses origines. Le frère d’une des victimes tente d’utiliser la mort de son frère pour redonner du sens à sa propre vie. La gouverneure de l’État en profite pour se tailler une posture de candidate à la présidence. Chaque personnage est en réalité beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.

[…] Claire pouvait donc créer une poupée russe composée uniquement à son effigie : Claire en Claire, en Claire, en Claire. Pendant l’audition, toutes ces Claire différentes et pourtant identiques semblaient contenues en elle, si bien que tout argument, quel qu’il soit, y trouvait une place. Chaque fois qu’elle pensait avoir atteint la dernière Claire, la vraie, elle se rendait compte qu’elle se trompait, à croire qu’elle ne pourrait jamais atteindre les tréfonds d’elle-même.

À l’image du personnage de Claire, les États-Unis de l’après 11 septembre sont déchirés et peinent à retrouver un semblant d’unité. L’ambiance est à la suspicion, à la psychose quotidienne, au rejet de l’autre. C’est donc davantage un portrait grinçant de l’Amérique contemporaine qu’un xième roman sur les attentats de New York. Et plus généralement une réflexion nuancée sur la manière dont les sociétés, à l’heure où l’information circule à une vitesse inouïe, absorbent les chocs et sautent d’un buzz à l’autre. 
Étonnant d’avoir si peu entendu parler de cet excellent premier roman…

Référence :
Un concours de circonstances, Amy WALDMAN, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, Points, 2013.

22 juin 2013

Un livre qui change le monde ?

Quattrocento, Stephen GREENBLATT

Un essai passionnant, Pulitzer 2012, qui raconte l’histoire d’un texte fondamental, longtemps oublié, et dont la redécouverte a participé pleinement à l’avènement de la Renaissance.

Poggio Bracciolini, dit le Pogge, a-t-il eu conscience, en 1417, que le livre sur lequel il venait de mettre la main dans un monastère allemand éloigné de tout allait influencer durablement toute la pensée occidentale ? C’est en tout cas l’idée défendue par Stephen Greenblatt. Car ce que l’humaniste chasseur de manuscrits venait de sortir de l’oubli était une copie du De rerum natura (De la nature) de Lucrèce, un long poème consacré à Vénus mais aussi à la science et à une idée qui lui avait valu de disparaître des bibliothèques pendant des siècles : l’athéisme.

Ce n’est pas l’adhésion qui importait, mais la circulation — circulation d’un poème demeuré intouché dans une ou, au mieux, deux bibliothèques monastiques pendant des siècles, circulation des thèses épicuriennes réduite au silence par des païens hostiles, puis par des chrétiens qui ne l’étaient pas moins, circulation de rêveries, d’hypothèses esquissées, de doute chuchotés, de pensées dangereuses.

On a l’habitude de dire que la Renaissance se caractérise par la redécouverte de l’Antiquité. Cet essai vivifiant propose d’en expliquer les modalités pratiques et les conséquences. Il ne suffit pas de l’invention de l’imprimerie pour que les textes et les savoirs se remettent à circuler : il faut avant tout que ces textes existent encore et qu’ils soient retrouvés. Et, pour ce qui concerne Lucrèce, adepte d’Épicure, si son poème avait résisté aux ravages que le temps inflige aux vieux documents, l’Église avait rapidement compris que sa philosophie portait en elle la négation des fondements du christianisme. Car comment concilier une pensée qui voudrait que le monde soit fait d’atomes en mouvement qui s’entrechoquent au gré du hasard avec la doctrine d’un dieu créateur ? Et que faire de cette conception de l’existence basée sur la recherche du plaisir alors que la culpabilité et la souffrance sont considérées comme les seules voies possibles pour accéder au paradis. Greenblatt démontre avec beaucoup de précision comment le livre de Lucrèce a pu disparaître et comment, grâce à la découverte du Pogge, il a recommencé à circuler au début du XVème siècle.
À côté des idées soutenues avec une précision et une érudition jamais pesantes, l’auteur nous fait plonger dans les différentes époques qu’il aborde : la fin de l’Antiquité, le Moyen Âge et, bien évidemment, la Renaissance. Mais il ne s’arrête pas là et montre l’influence et la modernité de la pensée de Lucrèce, qu’on retrouve jusque dans la Déclaration d’indépendance américaine !

Référence :
Stephen GREENBLATT, Quattrocento, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud, Flammarion, 2013.

13 juin 2013

Et de cinq !

Ta-daaah ! Le cinquième volume de la brochure « Au bonheur de lire » est enfin disponible et, n’ayons pas peur des mots, nous en sommes très fiers.

Pour ceux qui ne connaitraient pas encore le projet, il s’agit d’une sélection de livres (romans, essais, documents et nouvelles) à l’attention des élèves de 4e, 5e et 6e années du secondaire (donc, pour nos voisins français : seconde, première et terminale).

Il fait savoir qu’en Belgique francophone, le programme du cours de français (qui est en réalité beaucoup plus qu’un cours de langue) accorde une place importante à la lecture et que nous n’avons pas d’imposés. L’accent est davantage mis sur l’importance de donner le goût de lire et, à partir de la lecture, mettre en place des activités (écrites ou orales). Et donc nous essayons de trouver des titres qui sont à la fois susceptibles d’intéresser les jeunes lecteurs tout en étant pourvus d’une certaine qualité d’écriture.
L’exercice n’est pas simple, d’autant que notre groupe de travail est impitoyable dans ses choix. Les débats sont parfois passionnés, voire virulents... C’est ainsi qu’en moyenne nous rejetons un livre sur trois ou quatre. Ça vous donne une idée de tout ce que nous lisons afin d’établir notre sélection…
Mais bon : au final, nous espérons amener nos collègues et, par eux, les élèves à la découverte de la littérature d’aujourd’hui. Et qu’on se le dise : les jeunes lisent encore, pour peu qu’on leur mette dans les mains de quoi leur en donner l’envie. Et qu’on ne vienne pas nous parler des classiques ! On peut évidemment en donner à lire mais avec modération. Le cours de français est bien sûr aussi là pour faire découvrir l’histoire de la littérature et, plus généralement, celle des grands courants artistiques (et je pense qu’en quittant nos classes, nos élèves ont tous les outils nécessaires pour s’orienter dans le monde de la création d’hier et d’aujourd’hui). Mais il est aussi important de leur montrer que la littérature est un art vivant !

Voici donc de quoi faire le plein de livres pour la rentrée prochaine ou, pour les non-enseignants (personne n’est parfait…), de quoi allonger sa PAL, sa LAL ou alourdir son sac de plage…

La brochure est à télécharger ici.

10 juin 2013

La mort vous va si bien

Histoire d’Alice qui ne pensait à rien (et de tous ses maris, plus un), Francis DANNEMARK

Petit traité belge sur l'optimisme. Plaisant.  

Lors de l'enterrement de sa mère, Paul rencontre Alice, sa tante, revenue à Bruxelles après de longues années pour rendre un dernier hommage à sa sœur. Pendant plusieurs jours, à la demande d'Alice, Paul écoutera l'histoire de cette femme au destin singulier, lors de rendez-vous qui se placeront sous le signe de la bonne chère. En effet, chaque soir, Paul emmènera Alice dîner dans un restaurant différent et écoutera cette Shéhérazade lui raconter une vie pour le moins exceptionnelle.
Car Alice a eu neuf maris et autant de veuvages.
Et pourtant, cette vieille dame qui sera toute sa vie poursuivie par la mort, restera d'un optimisme à toute épreuve, profitant de chaque instant, et surtout de chaque personne, et grappillant tous les instants de bonheur que la vie pourra lui offrir.
Ainsi, Alice quittera la Belgique, juste après la guerre et la mort de ses parents et de son fiancé, et partira pour l'Angleterre. Ensuite elle voyagera, emmenée par les hommes de sa vie, d'Italie en Indes en passant par Winnipeg. Son amie Maggie, mère de son premier époux, sera son port d'attache et elle trouvera, après chaque drame, refuge chez la vieille dame qui la soignera à coups de tasses de thé, de jardinage et de phrases bien senties sur le bonheur.
Bien-sûr, avouons que le parcours d'Alice et la mort de ses neuf maris est parfois difficile à croire, que son optimisme à toute épreuve paraît quelque peu fabriqué et que les différents personnages ne sont qu'évoqués un peu superficiellement, ce qui ne permet pas réellement de s'attacher à eux. Le lecteur reste donc à distance du récit des aventures d'Alice.
Mais Alice donne à Paul et au lecteur, dans un petit roman sans prétention qui semble n'avoir d'autres objectifs que de nous faire sourire, une jolie leçon sur le bonheur. Et, au jour d'aujourd'hui, c'est toujours bon à prendre !

Références :
Francis DANNEMARK, Histoire d’Alice qui ne pensait à rien (et de tous ses maris, plus un), Robert Laffont, 2013.

1 juin 2013

Miscellanées jubilatoires et déjantées

Le plus drôle de McSweeney’s

Un recueil de petits textes qui mélangent joyeusement humour, littérature et culture pop.
 
Certains livres n’ont pas les honneurs des rayons et restent confinés aux environs des caisses des librairies. Recueils d’aphorismes, livres à laisser trainer aux toilettes, petits volumes dans l’air du temps ou, dans le pire des cas, poèmes pour mamans et anthologies de photos de petits chats « trô mignons »… 
Alors, chers libraires, prenez garde à ce petit ouvrage : il mérite bien mieux que de finir en produit destiné à l’achat d’impulsion, équivalent papier du paquet de Tic-Tac ou de chewing-gum dans les supermarchés.
McSweeney’s est une maison d’édition américaine qui publie, notamment, une revue et un magazine, The Believer (qui existe également en français). Le plus drôle de McSweeney’s compile une série de textes parus dans la revue ou sur le site et qui ont en commun d’être plus légers que les publications habituelles de l’éditeur. Légers mais pas idiots, potaches mais intelligents et, surtout, non dénués d’une certaine dimension littéraire ou poétique et, le plus souvent, un brin déjantée. Des nouvelles, des parodies, des pastiches et pas mal de listes en tous genres, avec des références à la fois littéraires et populaires.
Cela peut donner, en vrac :
- la transcription d’un commentaire audio sur Le Seigneur des anneaux par Noam Chomsky et Howard Zinn  (où les deux intellectuels prennent la défense des Orques !) ;
- les remarques prodiguées à Homère et à Joyce dans un atelier d’écriture ;
- des fins de chapitres palpitantes à intégrer dans un roman ;
- le journal intime d’un employé de bureau qui a Winnie l’Ourson comme collègue ;
- Jean-Paul Sartre standardiste pour les appels aux urgences ;
- des extraits de la biographie de Steven Seagal ;
- un résumé des blockbusters qui font l’unanimité chez les conservateurs (par exemple : Madagascar, parce que « personne ne se fait avorter dans ce film ») ;
- les manières inefficaces de soumettre un jaguar ;
- des fins alternatives à des œuvres célèbres rédigées par un ado qui a une dent contre son meilleur ami.

Je pourrais presque vous retranscrire toute la table des matières tant je me suis amusé à la lecture de tous ces textes. C’est un exercice périlleux de conjuguer littérature et humour. Les auteurs de McSweeney’s, en quelques lignes ou sur plusieurs pages, y parviennent joyeusement. Cela m’a même valu quelques grands éclats de rire ce qui, il faut bien l’avouer, est plutôt rare quand on a un livre entre les mains…

Référence :
Le plus drôle de McSweeney’s, traduit de l’anglais (États-Unis) par Heloïse Esquié, Le cherche midi, 2013.