17 février 2014

Bons baisers de Bruxelles (en VF)

Nous vous en parlions il y a quelques mois; le voici enfin traduit!
Notre critique ici.

Référence:
Jonathan COE, Expo 58, traduit de l'anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 2014. 

6 février 2014

Under the bridge

Maylis de KERANGAL, Naissance d'un pont

L'histoire étonnante mais passionnante de la construction d'un pont suspendu dans une ville imaginaire. Et surtout la découverte d'une auteure exceptionnelle.

A priori, le récit de la construction d'un pont, pendant plus de 300 pages, était loin de me tenter, loin s'en faut. Il fallut que j'entende les nombreux éloges de mes collègues et que je vois leurs yeux pétiller lorsqu'ils évoquaient la découverte de ce livre étonnant pour que je me décide à me plonger dans Naissance d'un pont. Et je compris. Je fus, dès la première page, complètement séduite par cette histoire, qui raconte bien la naissance d'un pont, mais surtout le destin croisé d'hommes que parfois tout oppose si ce n'est la réalisation de ce projet herculéen, mais aussi par l'écriture incroyable de cet auteur dont je n'oublierai désormais plus le nom compliqué, Maylis de Kerangal.
Parce qu'on y pense pas, mais la construction d'un pont c'est d'abord un projet, ce sont des concours d'architectes, des décisions d'administrations, des volontés d'hommes politiques. Puis c'est la mise en place d'une équipe, le choix des spécialistes, le chef de chantier, l'ingénieur béton (qui est en réalité une ingénieuse jeune-femme), le grutier... Et puis il y a tous les autres, ceux qui se sont précipités à l'ouverture du chantier pour avoir du boulot, des centaines de corps de métier, d'hommes et de femmes qui se lèvent tôt pour en être, parce que ces temps-ci, on n'est jamais sûrs d'en trouver, du boulot.
Enfin, ce genre de projet un peu fou ne fait pas que des contents. Il y a aussi la mafia qui voit d'un mauvais œil l'ambition du maire et les écologistes qui regrettent qu'on empêche la migration des oiseaux et qu'on massacre les poissons. Il y a les mouvements de grève, la grogne des syndicalistes, les accidents de travail, les tentatives de sabotage...
Maylis de Kerangal nous raconte une dizaine de personnages qui se croisent et partagent, le temps d'un chantier, des émotions, des sensations et quelques rêves. Elle nous raconte l'énergie, le foisonnement, le tourbillon du chantier. Et pour ce faire, elle utilise une langue travaillée, ciselée, cherchant le mot parfait, frisant l'exercice de style : les quartiers sont "juvéniles et coruscant", les têtes lourdes sont "coincées dans la latence", les hommes traînent dans des "rades à barbaque huileux", les cheveux sont "flavescents",... 
Et malgré ce choix lexical très académique — et peut-être même grâce à lui — on est véritablement emporté par ce style bouillonnant qui rend cette histoire pleine d'humanité passionnante. 

Prix Médicis 2010.

Références :
Maylis de KERANGAL, Naissance d'un pont, éditions Verticales et Folio, Gallimard, 2010.

2 février 2014

« C’est toi, le pédé ? »*

Édouard LOUIS, En finir avec Eddy Bellegueule

Le jeune Édouard Louis ausculte à la loupe son milieu et son parcours : la découverte de soi par l’injure et les coups.

Sur la quatrième de couverture, l’auteur écrit :

Très vite, j’ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre.

Avant la fuite, Eddy a subi les coups. Pendant deux ans, au collège, il est frappé et humilié presque quotidiennement par deux brutes de son école. Un rituel à l’abri des regards, une humiliation silencieuse qu’Eddy accueille sans broncher. Au moins, ses bourreaux sont discrets.

Uniquement cette idée : ici, personne ne nous verrait, personne ne saurait. Il fallait éviter de recevoir les coups ailleurs, dans la cour, devant les autres, éviter que les autres enfants ne me considèrent comme celui qui reçoit les coups. Ils auraient confirmé leurs soupçons : Bellegueule est un pédé puisqu’il reçoit des coups (ou l’inverse, qu’importe).

Pédé, tapette, enculé, pédale. La violence commence par le langage et c’est par l’injure que se construit l’identité du jeune garçon, dans le regard et la réprobation des autres. Son corps, sa démarche, ses mains, ses « manières » ne sont pas celles des hommes de son entourage et de sa famille. Dans ce petit village du Nord, un homme, c’est un dur. Ça boit, ça cogne. Même s’il tente de se conformer à ce modèle, rien n’y fait.

Tous les matins en me préparant dans la salle de bains je me répétais cette phrase sans discontinuer tant de fois qu’elle finissait par perdre son sens, n’être plus qu’une succession de syllabes, de sons. Je m’arrêtais et je reprenais Aujourd’hui je serai un dur. Je m’en souviens parce que je me répétais exactement cette phrase, comme on peut faire une prière, avec ces mots et précisément ces mots Aujourd’hui je serai un dur (et je pleure alors que j’écris ces lignes ; je pleure parce que je trouve cette phrase ridicule et hideuse, cette phrase qui pendant plusieurs années m’a accompagné et fut en quelque sorte, je ne crois pas que j’exagère, au centre de mon existence).

Il n’y a pas de place pour la différence dans ce milieu ouvrier, pauvre et honteux de sa propre misère. Un monde renfermé sur lui-même qui n’imagine l’ailleurs qu’avec méfiance ou dédain ; où la seule ouverture vers le monde extérieur est la télévision, allumée du matin au soir. Le portrait de la classe sociale d’origine du narrateur est sans fard : alcoolisme, racisme, bêtise, violence, … Les mots sont très durs mais reflètent avec justesse une réalité que l’on voit peu en littérature — ou du moins pas avec cette acuité. Le roman raconte l’apprentissage douloureux d’un jeune garçon dont la différence, ici l’orientation sexuelle, ne se conforme pas avec les attentes et les habitudes de sa classe sociale. Édouard Louis, à travers cette histoire très personnelle, écrit aussi en sociologue et c’est peut-être ce qui permet à son texte de ne pas sonner comme un règlement de compte avec le milieu dont il est issu.
En repensant au déferlement de haine lors des manifestations contre le mariage gay en France, je me dis que cette libération de la parole « décomplexée » ne risque pas d’aider les jeunes, filles ou garçons, qui vivent leur différence dans le secret et dans la honte. Et est-il besoin de rappeler que, statistiquement, les jeunes homos sont davantage sujets aux tentatives de suicide que les hétéros ?
Ce livre d’une violence terrible, dont on sort forcément ému et secoué, nous rappelle que le chemin est encore long.

Référence :
Édouard LOUIS, En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014.

* Je me suis permis d’emprunter le titre de ce billet à celui de l’article de Didier Eribon dans le Nouvel Obs.