22 mars 2012

Q comme… la fin

1Q84, Livre 3 – Octobre-Décembre, Haruki MURAKAMI

Dernier volume de la trilogie. Sans surprise mais pas sans regret.

Je ne me lancerai pas dans un résumé des épisodes précédents (dont on vous a parlé ici et ici) ni dans l’ébauche de l’histoire de ce troisième livre : peu pertinent pour ceux qui n’ont pas entamé la lecture de la trilogie et « spoilage » garanti pour les autres. Disons simplement que contrairement aux deux premiers épisodes, il n’y a plus deux mais trois narrations en parallèle. À côté des parcours de Tengo et d’Aomamé vient s’ajouter celui d’Ushikawa, enquêteur aux motivations floues. Chargé de retrouver la trace d’Aomamé, il sera celui qui tisse les fils et assemble une à une les pièces du puzzle.
Il m’a fallu du temps pour retrouver les sensations éprouvées pendant la lecture des livres 1 et 2. Quelques longueurs, des répétitions, l’impression que l’histoire tournait en rond, même si au final on comprend que chaque digression avait son sens. Murakami s’est-il amusé avec les attentes de son lecteur ? On aurait pu croire que cette dernière partie serait marquée par davantage de suspens, de tension. Il n’en est rien. Petite déception mais qui n’enlèvera rien au plaisir des retrouvailles avec les personnages et, surtout, avec l’atmosphère cotonneuse du roman. Si toutes les questions ne trouvent pas de réponse, la fin de 1Q84 prend néanmoins une autre dimension, plus philosophique, où la question du temps et de sa perception devient un élément central de l’histoire. Rien d’étonnant dès lors si, après celle d’Orwell, c’est l’œuvre de Proust qui apparaît ici et là dans le roman. Et Murakami de tisser des liens entre les époques et les continent (et comme il est souvent question de tissage, ça tombe bien).
Une lecture de plus de 15OO pages qui s’achève et qui mérite amplement son succès.

Référence :
1Q84, Livre 3 – Octobre-Décembre, Haruki MURAKAMI, traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2012

18 mars 2012

Le roman de la cruauté

Le seigneur des porcheries, Tristan EGOLF

Un roman-monstre, féroce, drôle et désespéré. À lire d’urgence.

Baker, petite ville du Midwest, un trou perdu, un concentré d’humanité en décrépitude. Orphelin de père, le jeune John Kaltenbrunner n’a qu’une obsession : redonner vie à la ferme familiale, élever des animaux et se construire, loin des autres, une vie paisible à l’abri de la bêtise qui gangrène ses concitoyens. Alors qu’il est doué d’une intelligence peu commune, il souffre de devoir fréquenter l’école où son étrangeté fait de lui une cible de choix. Rien ne compte plus pour lui que de mener à bien son entreprise agricole. Mais les malheurs vont s’abattre sur lui à un rythme effréné, anéantissant tous ses espoirs. Dans le cœur de l’enfant devenu adulte, des blessures au fer rouge, des colères rentrées. Et pour les habitants de Baker, le début d’une saga qui mettra la petite communauté à feu et à sang.
Mais qui est John Kaltenbrunner ? D’où venait-il et comment en est-il arrivé à être désigné comme le responsable du cataclysme qui a bouleversé le quotidien sinistre des habitants de Baker ? Le narrateur du roman reprend et déconstruit les légendes, recoupe les témoignages pour édifier l’épopée, la geste de ce gamin au destin singulier. Un enfant finalement trop bon, trop intelligent pour cette communauté de bigots et d’alcooliques marqués dans leurs gènes par la consanguinité. À l’image des tonnes de déchets qui s’entassent dans la ville au moment de la grève des éboueurs, le pouvoir de John sur ses contemporains est certainement celui de mettre en lumière ce qu’il y a de plus mauvais en chacun d’eux : la cruauté, la laideur et la jalousie. La violence contenue dans ce roman fascine et effraie à la fois. Dans une esthétique et un style préférant l’abondance, l’exagération, le burlesque à la retenue, Egolf malmène l’image du rêve américain et nous tend un miroir révélant une humanité crasseuse où l’innocence n’a pas sa place. Figure expiatoire, bouc émissaire sacrifié au nom de la bêtise, John est à la fois victime et agent de la destruction, du chaos. Le seigneur des porcheries, roman-monstre, tantôt drôle tantôt désespéré, laisse le lecteur comme hébété par sa puissance romanesque. Un roman qui rappelle, dans ses ambitions, les idées d’Artaud sur le théâtre de la cruauté ou encore la folie de La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole.
Une lecture qui m’a marqué et qui, à première vue, n’a pas encore eu les faveurs de la blogosphère (Ingannmic avait aussi beaucoup aimé).

Référence :

Le seigneur des porcheries – Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes, Tristan EGOLF, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Rémy Lambrechts, Gallimard, Folio, 2011.

13 mars 2012

Histoires sans fin

Amos OZ, Scènes de la vie villageoise

Recueil de nouvelles qui se répondent et forment un récit étrange et presque onirique dans un village centenaire d'Israël.

"Tel-Ilan était un village séculaire, environné de champs et de vergers. A l'est, s'élevaient des coteaux plantés de vignes. Des amandiers s'alignaient par-delà la route. Les toits de tuiles étaient noyés dans le berceau de verdure que formaient les cimes touffues des vieux arbres. Certains habitants s'occupaient encore d'agriculture et employaient des ouvriers étrangers, logés dans des cabanes donnant sur les arrières-cours. La plupart avaient affermé leurs terres pour se reconvertir dans les chambres d'hôtes, les galeries d'art, les boutiques de mode, quand ils ne travaillaient pas à l'extérieur. Deux restaurants gastronomiques, une cave à vins et un magasin d'aquariophilie avaient ouvert dans le centre. Quelqu'un avait créé une petite usine spécialisée dans la copie de meubles anciens. Le bourg accueillait, le shabbat, une foule de visiteurs venus déjeuner ou dénicher les bonnes affaires. Le vendredi à midi, en revanche, les rues se vidaient et tout le monde faisait la sieste derrière les stores tirés."
C'est dans ce village israélien qu'Amos OZ situe huit nouvelles qui composent son recueil Scènes de vie villageoise. Un village centenaire et paisible dans lequel vit une petite communauté dont les membres se connaissent tous. Et pourtant, certains événements vont perturber la vie en apparence si tranquille des personnages d'OZ. La femme du maire disparait soudainement, le neveu de la doctoresse ne descend pas du bus qui devait l'amener jusque là, d'étranges visiteurs viennent voir la vieille mère malade d'Arieh Zelnik, l'agent immobilier visite une maison pour le moins étrange, Pessah Kedem entend toutes les nuits le bruit de quelqu'un qui creuse sous le maison,...
Derrière le calme de la vie de village surgissent une certaine inquiétude et des situations inexpliquées. Les personnages se croisent sans cesse, d'une nouvelle à l'autre, et vivent la cruauté de l'absence, du manque, de la disparition. Ils vieillissent, voient leur village changer, les touristes arriver. Leurs récits suscitent de nombreuses questions auxquelles l'auteur se garde bien de répondre. Récits empreints de mystère et de poésie, les nouvelles d'Amos OZ interrogent et se terminent toutes par un grand point d'interrogation. En refermant le livre, nous laissons les héros, à la fois perdus et étrangement apaisés, là où ils sont : sur un banc, dans une cave, sous un lit, seuls dans le noir ou encore, comme le dit le titre de la dernière nouvelle, Ailleurs, dans un autre temps.

Références :
Amos OZ, Scènes de vie villageoise, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard, 2010.

3 mars 2012

Choc des civilisations ?

Ce qu’il advint du sauvage blanc, François GARDE

Premier roman, basé sur une histoire vraie qui a intrigué le 19ème siècle. Altérité, civilisation, préjugés scientifiques, … Au final, un livre d’actualité. 

Oublié lors d’une escale sur les côtes australiennes au milieu du 19ème siècle, Narcisse Pelletier va s’intégrer à la vie d’une petite tribu, jusqu’à en perdre toute sa « civilisation » : sa langue, d’abord, mais aussi les usages et coutumes de son pays. Dix-huit années plus tard, il est retrouvé par hasard et ramené vers l’Europe, épaulé dans sa redécouverte du monde occidental par Octave de Vallombrun, un scientifique qui va se passionner pour celui qu’on appellera désormais le sauvage blanc.
À partir de cette histoire vraie, François Garde, dont c’est ici le premier roman, imagine les premiers pas, difficiles et réticents, de Narcisse dans le monde des indigènes et, en parallèle, le récit de son retour parmi les siens. L’histoire est plus qu’une robinsonnade : c’est le témoignage du contact entre deux cultures que tout oppose. Et la société de l’époque de se retrouver face à un mystère : alors que tous sont persuadés de la supériorité de la race blanche, Narcisse s’accroche à sa vie auprès de la tribu. Il peine à retrouver sa langue, semble avoir tout oublié des usages du monde civilisé et n’éprouve aucune joie à retrouver les siens.

"Ainsi, le sauvage blanc vivant au milieu des Blancs adopte nos usages, alors que le Blanc précipité parmi eux conserve les bienfaits de la civilisation, des années durant – à la seule exception connue et pour tout cela fascinante de Narcisse. Peut-on mieux montrer la supériorité du Blanc sur le sauvage ? La force d’attraction ainsi mise en valeur, et qui s’exerce toujours dans le même sens, confirme ce que le bon sens suggère.
    À l’exception de Narcisse."

Narcisse Pelletier, par Constant Peigné
En entremêlant les deux récits et les deux époques, François Garde interroge, dans un style classique et très maitrisé, le regard sur l’autre et, bien sûr, les limites de ce que l’on appelle la « civilisation ». Une lecture qui tombe à pic à l’heure où certains osent encore affirmer avec aplomb (ou cynisme ?) la supériorité d’une culture sur une autre…

Référence :

Ce qu’il advint du sauvage blanc, François GARDE, Gallimard, 2012.