25 novembre 2013

Oi Va Voi !

L’Espoir, cette tragédie, Shalom AUSLANDER 

Une farce à l’humour décapant sur le poids de la mémoire et la transmission. Intelligent et jubilatoire.

Un nouveau départ, l’envie de ressouder sa famille et son couple, de mettre de côté sa dépression et de prendre soin de sa mère qui (avec un peu de chance) n’en a plus pour très longtemps. Solomon Kugel avait les meilleures raisons du monde de venir habiter cette vieille maison en bois, dans une petite ville de l’état de New York. De bonnes raisons, certes, mais une grave erreur de jugement : l’espoir !

Pourquoi le poulet avait-il traversé la route ? avait-il demandé à Kugel.
Je ne sais pas, avait répondu Kugel. Pourquoi a-t-il traversé la route ?
Parce que c’était un schmok. […] Le poulet a traversé la route pour la même raison que nous le faisons tous : parce que nous croyons que ce qui est de l’autre côté sera mieux. Mais, dites-moi, il n’y a pas de guerres, de l’autre côté de la route ? Pas de souffrance, de divorces, pas d’échecs ? […] La route, ce n’est pas un endroit pour les poulets naïfs qui rêvent d’un monde meilleur. Il y a des voitures. Et des camions. Et plein de poulets écrasés. […] Alors, Kugel, je vous pose encore la question : Pourquoi le poulet a-t-il traversé le route ?
Parce que c’était un schmok, avait répondu Kugel.


L’herbe n’est donc pas plus verte ailleurs et, en ce qui concerne Solomon Kugel, elle aurait même tendance à virer au feu de paille : son couple s’enlise, sa mère continue de prédire l’arrivée d’un nouvel Holocauste et, surtout, une odeur nauséabonde plane dans toute la maison. Une nuit d’insomnie, Solomon grimpe au grenier, d’où s’échappent de petits bruits sourds et où l’odeur semble plus forte et insupportable qu’ailleurs. Il découvre alors que, sans le savoir, sa petite famille cohabite avec une vieille femme acariâtre, à l’hygiène douteuse, occupée à tapoter frénétiquement sur un clavier d’ordinateur : une certaine Anne Frank !
Évidemment, avec un sujet comme celui-là, il faut accepter dès le départ l’humour grinçant et la lecture au xième degré. On rit là où ça fait mal : le tourisme concentrationnaire, la victimisation, le poids du souvenir. Anne Frank en veille femme repoussante, manipulatrice, obsédée par sa postérité : il fallait oser. Mais Shalom Auslander sait danser sur le fil. La farce et l’outrance servent ici à interroger la mémoire et, surtout, la manière dont elle circule d’une génération à l’autre.
De l’humour intelligent, grinçant et jubilatoire.

Référence :
Shalom AUSLANDER, L’Espoir, cette tragédie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Cohen, Belfond, 2013.
En poche (10/18) en février 2014.

8 novembre 2013

Longues nuits

Herbjorg WASSMO, Cent ans

L'histoire de quatre générations de femmes sur une île norvégienne où les hivers sont rudes et les nuits interminables. Le dernier livre de la romancière Herbjorg WASSMO a des accents furieusement autobiographiques.

Cent ans, c'est le nombre d'années qui sépare Sara-Susanne de Herbjorg, son arrière petite fille. Cent ans d'histoire, donc, dans le cadre particulier de l'extrême pointe septentrionale de la Norvège. Quatre générations de femmes qui se succèdent et font des enfants, parfois beaucoup d'enfants, dans ce monde aride, où les hommes travaillent beaucoup, partent en mer longtemps et où les femmes peinent à trouver un sens à leur vie.
Il y a Sara-Susanne, donc, l'arrière grand-mère, point du départ de l'histoire puisque son portrait trône toujours dans la cathédrale de Vagan, île où se situe  le récit, et mère de dix enfants ; Elida, la grand-mère, elle-même mère de dix enfants, qui ne se sent pas toujours digne de cette nombreuse progéniture ; Hjordis, la mère, enfant traumatisée par un abandon (sa mère la confiera quatre ans à sa sœur avant de la récupérer) mais aveugle sur le traumatisme de son propre enfant ; et enfin, Herbjorg, la narratrice, qui passe son temps à écrire son histoire dans des petits carnets qu'elle cache dans le creux d'un rocher pour qu'Il ne les trouve pas, ce "Il" dont on comprend qu'il s'agit de son père mais qu'elle refuse obstinément d'appeler ainsi et dont l'ombre terrifiante plane autour de la petite fille.
Herbjorg WASSMO, auteure norvégienne désormais connue et reconnue pour ses grandes saga familiales, se lance avec Cent ans dans le genre autobiographique. Mais si l'on reconnaît l'auteure dans la petite fille malheureuse et mal aimée qui porte le même prénom qu'elle, il est difficile ensuite de distinguer la fiction de la réalité. Le portrait qui trône dans la cathédrale de Vagan n'est pas celui de son ancêtre et le phare dans lequel se déroule l'histoire est la propriété d'une de ses amies.
Mais n'est-ce pas la force de ce roman de raconter une histoire qui n'est ni tout à fait la sienne ni tout à fait une autre ? Une histoire à la fois personnelle et universelle, qui montre l'évolution de la condition féminine et les violences dont elles sont toujours les victimes aujourd'hui. Pas d'apitoiements sur le sort de ces femmes, ces femmes fortes mais qui osent montrer leur fragilité — la souffrance de la solitude, la lassitude d'un mariage, la fatigue de la maternité,... — mais qui portent et supportent époux malades ou violents, ribambelle d'enfants, tempête, naufrage, et nuits sans fin.
Cent ans de vie.

Référence :
Herbjorg WASSMO, Cent ans, traduit du norvégien par Luce Hinsch, éditions Gaïa, 2011.

4 novembre 2013

Des poilus au Goncourt

Au revoir là-haut, Pierre LEMAITRE

Dans l’après-guerre, les aventures de deux anciens poilus, sur fond de commerce patriotique. Un roman généreux, jubilatoire et… un Goncourt !


Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps.

Novembre 1918. Les rumeurs d’armistice courent le long des tranchées. Raison de plus pour le lieutenant d’Aulnay-Pradelle de lancer ses troupes dans une dernière offensive et, au passage, gagner quelques galons. Quitte à provoquer un peu les choses… Pour Albert et Édouard, ce sera la bataille de trop. Alors que le premier est enseveli sous terre, l’autre tente de le sauver. C’est alors qu’a lieu l’explosion qui arrachera à Édouard la moitié du visage. Entre les deux hommes nait une étrange amitié. Albert doit la vie à Édouard : il sera désormais son seul lien avec le monde. Car Édouard ne veut plus voir personne, et encore moins sa famille. Il refuse greffes et prothèses. Sa vie se limite désormais au réconfort que lui apporte la morphine. Albert, lui, n'a jamais été un aventurier. Et son expérience sous terre n'a pas arrangé les choses. Tout ça à cause de ce lieutenant sans scrupule.
Novembre 1919. La guerre terminée, la France veut honorer ses héros. Le patriotisme est un commerce qui rapporte et qui va, par un étrange hasard, rassembler à nouveau tous les protagonistes de la bataille.
Voilà longtemps que je n’avais plus plongé à ce point dans un roman français. Je me suis même surpris à ralentir ma lecture en voyant arriver la fin du livre. Un souffle romanesque, l’envie de raconter une histoire, de construire une intrigue, d’animer des personnages : des ingrédients plutôt rares dans la production française contemporaine. Alors certains parlent de littérature populaire, en précisant que cela n’a rien de péjoratif… Qu’importe. Dans le rythme et le découpage du roman, on pense surtout aux romans feuilletons du XIXe siècle ou, plus récemment, aux grandes fresques romanesques d’Anne-Marie Garat.
C’est donc avec un plaisir jubilatoire qu’on avance aux côtés de personnages très typés dans un récit maitrisé du début à la fin. Avec parfois quelques inventions surprenantes, loufoques mais utilisées avec intelligence.
Pourtant, le thème est grave, parfois tragique. Comment revenir à la vie après avoir connu l’horreur ? Dans un pays où la mort a frappé toutes les familles, le cynisme de ceux qui ont profité de la guerre pour s’enrichir n’a d’égal que celui de ceux qui vont faire leur beurre sur le dos de ceux tombés au combat. Mais grâce à un style enlevé, souvent très drôle, Lemaitre tire son livre du côté de la comédie sociale. Les petits travers de ceux qui s’accommodent du pire sont croqués sur le vif.

— C’est plus que magnifique, président : exemplaire !
Que signifiait cette surenchère verbale ? Impossible de le savoir. Labourdin concoctait des phrases avec des syllabes, rarement avec des idées. D’ailleurs, M. Péricourt ne s’y attarda pas, Labourdin était un imbécile sphérique : vous le tourniez dans n’importe quel sens, il se révélait toujours aussi stupide, rien à comprendre, rien à attendre.


Entre la petite et la grande histoire, cet Au revoir là-haut construit, autour d’un amitié improbable, un beau roman d’aventures, surprenant et jubilatoire. Je ne sais pas trop ce que sont sensés récompenser les prix littéraires mais je suis très heureux du Goncourt attribué à celui-ci.

Référence :
Pierre LEMAITRE, Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013.