24 mars 2010

Une journée pour écrire l’histoire

22 novembre 1963, Adam BRAVER

Un roman kaléidoscope subtil sur la naissance d’un mythe moderne.

Avec en BONUS quelques mots de l’auteur HIMSELF!


L’histoire des États-Unis est constituée d’images qui ont fait le tour du monde et appartiennent, qu’on le veuille ou non, à la mémoire collective. L’effondrement des tours du Wall Trade Center, le premier pas de l’homme sur la lune, Luther King à Washington et, bien sûr, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Des images qui créent des histoires, des récits, individuels et collectifs, rapidement transformés en mythes modernes.
Alors pourquoi chercher encore à écrire sur la mort de JFK ? Tout aurait été dit, filmé, exploité, du grand mythe de la famille maudite à l’histoire du complot. Adam BRAVER, dont c’est ici le premier roman traduit en français, s’est emparé de ce sujet pour le moins casse-gueule pour en tirer un livre (roman ? récit ?; on pense parfois au Truman CAPOTE de
De sang froid).
) captivant, arrivé jusqu’à nous grâce aux bons soins de BOB.
22 novembre 1963 : une journée dont se souviendront tous ceux qui l’ont vécue, marquée par l’assassinat à Dallas du jeune Président aux allures de play-boy. Un événement qui hantera longtemps les imaginaires collectifs, vécu presque en direct par le monde entier, magnifié et presque sacralisé par le film d’un cinéaste amateur, Abe Zapruder. De cette journée, BRAVER tire un récit où les voix et les points de vue sont multipliés, comme dans une toile cubiste, avec pour fil conducteur Jackie Kennedy. Du début de la journée à Dallas jusqu’au retour à Washington, le narrateur colle aux habits tachés de sang de la
first lady et va s’immiscer là où n’avons rien pu voir.
C’est là que se situe, en grande partie, la fiction. Jackie prend peu à peu conscience de la mort brutale et sauvage de son mari et tente de garder l’attitude qui sied à son statut et, en même temps, de ressentir la douleur et la tristesse. En vain : elle est comme anesthésiée par la tragédie qui la frappe. A travers différentes scènes et différentes étapes de cette journée, le personnage romanesque de Jackie se construit patiemment et par petites touches. Mais elle n’est pas seule à vivre ce morceau d’histoire. A tous ces anonymes (ambulanciers, personnel des pompes funèbres, membres de l’escorte, personnel de la Maison-Blanche, …) BRAVER donne une voix et raconte, notamment à travers leurs souvenirs récoltés au fil du temps, cette journée qui a aussi marqué à jamais leur existence. De cette addition de récits naîtra peu à peu, au fil des heures, le mythe collectif.
L’écriture de BRAVER et la construction fragmentée et originale permettent d’éviter les clichés et la dramatisation sensationnaliste. Il n’est même jamais question des raisons de l’assassinat. Tout se passe dans le domaine de l’intimité des uns et des autres, dans l’observation minutieuse et patiente de détails anodins. Comme lorsque Jackie demande une cigarette à un ambulancier ou quand une jeune employée de la Maison-Blanche s’apprête à annoncer aux enfants du couple la mort de leur père. Des instants inventés au milieu de faits qui eux sont bien réels, tirés des annales de l’histoire. Ni du journalisme, ni de l’histoire, ni de la fiction « pure », mais bien un mélange des trois.
Donc, vous l’aurez compris, c’est un livre que je vous recommande chaleureusement. Un tout grand merci à Blog-o-Book et aux éditions Sonatine pour ce partenariat !

Mais allons un peu plus loin…

Après ma lecture, j’ai voulu en savoir un peu plus sur ce Mr. BRAVER. J’ai appris qu’avant ce livre, il était déjà l’auteur de trois romans qui, à travers les personnages de Lincoln ou de Sarah Bernhardt par exemple, entremêlaient aussi réalité historique et fiction. Poussant un peu plus loin la curiosité, j’ai entrepris, via le site de l’auteur, de lui faire parvenir plusieurs questions. Et, surprise !, il m’a répondu avec rapidité et enthousiasme. Alors c’est avec beaucoup de gratitude, de plaisir (et un peu de fierté aussi…) que je vous propose d’en savoir plus sur lui, son roman et sa manière d’envisager l’écriture. Les réponses témoignent d’un vrai travail de réflexion en amont de l’écriture mais qui ne vient cependant jamais empâter le roman.
Notre échange a eu lieu en anglais et je me suis lancé dans l’exercice amusant de la traduction (je remercie d’ailleurs la gentille collègue professeur d’anglais qui m’a donné un petit coup de pouce).

Pourquoi avez-vous choisi d’écrire autour de personnages réels et célèbres? Et pourquoi avoir choisi d’écrire sur la mort de Kennedy?

Les figures historiques sur lesquelles j’ai écrit sont toutes très énigmatiques. De grandes vies. Presque des créatures mythiques. Toutes étaient profondément hantées, blessées par des tragédies, mais aussi très discrètes sur ce point. C’est là bien évidemment que l’écrivain de fiction peut prendre le relais, être capable de pénétrer ces instants privés, là où l’historien ne peut pas mettre les pieds. Et finalement, ce sont les ironies qui apparaissent entre le monde intérieur imaginaire et le monde factuel qui m’intéressent. J’espère que de tout cela ressort une sorte de vérité plus grande que le personnage ou que son passage dans le temps.
Pour ce qui est de l’idée de revenir à des moments de l’Histoire (quoi que ce mot puisse signifier), j’ai le sentiment que les romans contemporains ont commencé à se déplacer au-delà du moi, où ils avaient élu domicile depuis longtemps, pour se diriger vers un monde plus large – là où la compréhension de soi est complètement reliée à celle du monde. Dans le monde littéraire, certains pourraient voir cela comme une sorte de fiction historique, mais peut-être pourrait-on plutôt parler de “fiction basée sur une recherche” (“research-based fiction”). Plus simplement, c’est une recherche très fouillée sur un monde existant (ou pré-existant) auquel la fiction apporte à la compréhension des personnages un sens plus profond, avec la complicité tacite du lecteur. J’aime assez cette idée.
Ce livre part d’une curiosité créatrice. Je suis né en 1963, donc je n’ai pas expérimenté l’événement de manière mémorable, bien que j’aie certainement grandi dans son ombre. Jeune, j’ai vu Bobby Kennedy à San Francisco un matin que je me rappelle comme étant celui où il a été tué. Ce souvenir d’une euphorie intense suivie directement par le choc de la douleur est toujours resté avec moi et était en partie ce que j’ai esquissé dans ce livre.
Comme beaucoup d’écrivains, je suis attiré par le hors-champs. Quand j’ai commencé à écrire le livre – à partir d’une seule histoire – je me suis intéressé au vol de retour de Dallas – dernier moment privé, avant que le chagrin ne devienne à jamais l’héritage de tous. Cela peut sembler étrange à dire mais je n’étais pas intéressé par l’assassinat en soi; plutôt par la façon dont un événement devient un mythe en temps réel. C’est ce qui m’a amené vers les histoires des personnages parallèles: comment, par inadvertance (et souvent en quelques minutes), sont-ils devenus une part d’une mythologie moderne ?

Pourquoi ce mélange de faits réels et imaginaires?

Le mélange repose sur deux aspects. Au niveau de l’écriture, je suis très intéressé par différentes utilisations du récit dans le souvenir. L’idée était que l’histoire serait racontée par des faits avérés, des souvenirs et des histoires inventées – les trois ingrédients qui selon moi sont les caractéristiques de ce qui fait l’Histoire. A un niveau plus pratique, il y avait des vides dans l’histoire : le trajet en avion, les pensées de Jackie Kennedy, .... Donc il fallait “remplir” cette partie-là.
Pour le meilleur ou pour le pire, avec 22 novembre 1963, je ne me sentais pas mal à l’aise dans ce mélange entre faits réels et fiction. Ils n’étaient pas en compétition, c’était davantage une symbiose qui permettait de faire ressortir la « vérité ». Mais je reste avant tout, en tant qu’écrivain, fidèle à la notion de récit. C’est un terrain risqué, surtout avec cet assassinat et ses conséquences, où les faits et les vérités ont été remis en question et les idées et les personnes ont été réinventées. Ma principale préoccupation était que le livre soit honnête.

Pensez-vous que la fiction est un meilleur moyen de décrire le réel?

Je sais juste que mon objectif, en tant qu’écrivain, est de capturer des éléments d’expérience humaine et d’essayer de comprendre ce que c’est d’être humain, au niveau le plus élémentaire. Je pense qu’un auteur de fiction a un accès différent au monde des émotions des personnages. Notre mythologie donne l’impression d’être écrite à partir de faits qui, bien que précis, peuvent souvent faire abstraction de l’aspect humain. Et c’est avant tout l’aspect humain qui m’intéresse. Les pas de géants ne m’intéressent pas ; je préfère le moment où l’on enfile les chaussures.

Vous écrivez que, selon Patrick Kennedy, « les histoires ne se contentent pas de préserver les mythes, mais qu’elles contribuent aussi à les lier au monde dans son ensemble ». Partagez-vous son opinion ?

Dans une certaine mesure, je le pense. Les histoires que nous racontons (et qui mélangent tous les éléments dont j’ai parlé auparavant) créent les mythes que nous acceptons tous comme une part de notre histoire commune, pour un temps du moins.

Qu’attendez-vous de cette traduction en français et de ce nouveau lectorat pour un livre qui touche à une grande figure de l’Amérique?

Difficile de répondre. Peut-être que je souhaiterais que cela donne une idée de l'identité américaine, et sur la façon dont l'histoire est faite et refaite, ce qui me paraît assez universel.
L'idée d'une mythologie moderne, en particulier une mythologie américaine, est fascinante pour moi, et, je présume, d'un certain intérêt dans d'autres parties du monde. L'héritage de John Kennedy me semblait être la définition la plus romantique, la plus optimiste de histoire de l'Amérique où j'ai grandi. Mais parce que sa fin est brutale et violente, cet héritage porte aussi en lui un sentiment de pessimisme inné, ou du moins renforce l'idée que les monstres sont toujours dans le placard. Il me semble que l'identité de l'Amérique est un constant work-in-progress, mais qui se considère pourtant comme un produit fini.

D'autres avis chez Tiphanie, Lagrandestef ou chez June.

7 commentaires:

  1. arg mon commentaire ne s'est pas enregistré!!

    Je disais donc que c'était un billet très intéressant, bravo et merci à toi!
    En lisant les réponses de l'auteur je me dis que je suis passée à côté de ce qu'il a voulu recréer en mêlant fiction et réalité. En effet, j'ai déploré de ne pas pouvoir véritablement distinguer fiction et réalité alors qu'en fait c'est ce qui contribue à créer le mythe Kennedy, chacun y est allé un peu de sa pierre, chacun s'est un peu approprié son histoire.
    J'ai particulièrement aimé la dernière question et sa réponse.

    Un billet très intéressant!

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  2. Waw ! Merci pour les questions-réponses ! C'est vraiment très intéressant de savoir pourquoi l'auteur a mélangé faits réels et fiction. Moi ça ne m'a pas spécialement dérangé mais je me posais justement la question... :D

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  3. Entretien effectivement très intéressant qui me donne envie de découvrir ce livre dont je n'avais même pas entendu parler. merci à toi, donc.

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  4. @ Tiphanie: A la lecture, je me suis aussi demandé quelle était la part de fiction et celle de "réel", mais au final, c'est le mélange des deux que je trouve intéressant.

    @ June: Content d'avoir apporté une réponse.

    @ICB: Mais de rien, avec plaisir!Je ne sais pas si le livre a eu des critiques dans la presse.

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  5. Bravo pour l'initiative des questions à l'auteur, c'est très intéressant. J'hésite quand même à me lancer dans cette lecture. Je crois que je serais gênée, comme Tiphanie, de ne pas pouvoir bien distinguer la fiction des faits réels.

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  6. Moi aussi suis pas sûre que je vais me lancer dans cette lecture surtout que je suis légèrement en retard dans mes lectures ! Gloups ! ma gestion du brol me prend du temps et les livres ont chez moi le délicieux pouvoir de se subsituer à mon tendre oreiller ! Oouuuh horreur , je ne devrais pas dire cela sur un blog de "lecture" ! Cela dit, grand merci a vous de tenir éveillé mon "intellect littéraire" ! ;-)je lis vos post avec intérêt et plaisir !

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  7. Bonjour Voyelle et Consonne,
    nous vous remercions de votre chronique et de cet entretien que vous avez eu le soin de traduire pour le plus grand intérêt des blogueurs. Nous sommes ravis que ce livre vous ai donné envie d'aller voir plus loin et suscite autant de questionnements. A bientôt pour de nouvelles lectures!

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