4 juillet 2013

Cinquante nuances de Dorian Gray

Teleny, Oscar WILDE

De la littérature érotique et queer avant l’heure, mais aussi un plaidoyer d’une grande modernité sur le droit à l’indifférence.

Lorsque Camille Des Grieux croise pour la première fois le regard de René Teleny, alors que celui-ci s’apprête à interpréter une rhapsodie hongroise lors d’un grand concert à Londres, son sang entre en ébullition. À mesure que le jeune pianiste exécute avec fougue son morceau, des visions extatiques s’emparent de Des Grieux. Un coup de foudre artistique mais surtout sensuel qui sonne le début d’un combat intérieur pour Camille : comment accepter cette part de lui-même qui se consume d’amour pour un autre homme? L’attrait qu’il éprouve pour René est cependant plus fort que ses scrupules et son abandon sera total. Mais on se doute bien qu’avec des prénoms aux connotations littéraires aussi marquées, les choses tourneront mal…
C’est après avoir lu certains billets un peu olé olé chez Jérôme que je me suis plongé dans ce bouquin qui trainait depuis longtemps sur ma pile. Et puis comme c’est l’été (enfin, en théorie), on peut s’accorder un peu de légèreté.
Car il s’agit bien ici d’un roman érotique, voire même pornographique. Il est attribué à Wilde mais il est probable qu’il soit au départ le fruit d’un travail plus collectif sur lequel le flamboyant romancier a fortement imprimé son style. À côté de certaines maladresses, on reconnaît souvent le style de l’auteur du Portrait de Dorian Gray, dans les descriptions ou dans ces petites formules qui font mouche. Vu le sujet du livre, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi son auteur a voulu garder l’anonymat. Le texte date du début du XXème siècle et sa traduction en français de 1934. Et bien évidemment, il ne circulait alors que sous le manteau. Le plus étonnant, c’est qu’il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que les biographes de Wilde reconnaissent qu’il s’agissait bien d’un texte de l’auteur.
Je ne suis vraiment pas un connaisseur du genre ; j’ai lu un peu du marquis de Sade mais en envisageant davantage ses écrits comme des textes d’idées. Difficile donc de donner un avis sur les qualités propres au genre. D’autant que ce roman est bien plus qu’un livre érotique. Mais puisqu’il faudra bien y passer, intéressons-nous d’abord au côté sulfureux.
Teleny propose un éventail complet de toutes les pratiques sexuelles : seul, à deux ou à plusieurs, hétéro, homo ou même avec une bouteille (aïe) ! Dans tous les sens, dans toutes les positions. La manière de dire la chose oscille entre une extrême crudité (une scène assez effarante dans un bordel malfamé), une distance froide (les mots « sphincter », « bulbe de l’urètre » ou « fluide spermatique » ne sont pas vraiment ceux qui me font grimper aux rideaux) ou encore, mais ce doit être propre au genre, une série d’images désuètes qui prêtent plutôt à sourire (« petit dieu d’amour », « formidable champignon », « énorme instrument », « dieu sans aile », …). Dans tout cet étalage de chairs en ébullition, les scènes entre Camille et René représentent bien évidemment les moments forts du roman. Les ébats entre les deux hommes, passionnels et intenses, sont aussi les seuls du livre où l’âme et le corps ne semblent plus faire qu’un. Leur faculté de récupération laisse rêveur (ou filera des complexes, c’est selon) : une petite respiration et on remet ça ! Plus sérieusement, ce que le livre tente peut-être de montrer, c’est que le rapport sexuel entre deux hommes fonctionne sur les mêmes bases (le désir, le plaisir, la jouissance, …) que celui entre un homme et une femme.
En dehors des scènes érotiques, le roman est aussi un plaidoyer, assez audacieux pour l’époque, en faveur de l’amour entre hommes. Le narrateur pose souvent la question de la nature : si je suis fait comme ça, en suis-je responsable et donc condamnable ou non ? La nature est-elle morale ? Les nombreuses références bibliques qui truffent le texte montrent également le poids de la religion sur ces questions. La conclusion est évidente : l’amour entre Camille et René n’est en rien condamnable.

Au théâtre, j’occupais toujours la même loge que lui […]. Aucun de nous n’acceptait, on le sut bientôt, aucune invitation à une partie quelconque où l’autre n’était pas invité. Dans les promenades publiques on nous voyait côte à côte […]. Par le fait, si notre union avait été bénie par l’Église, elle n’eût pas été plus intime.
Que le moraliste, après cela, m’explique le mal que nous faisions, ou que le légiste nous applique aux pires criminels, pour le prétendu tort que nous causions à la société !

Dans ce bel éloge du droit à l’indifférence, Wilde met en lumière l’hypocrisie de son époque qui ne craint rien d’autre que le scandale. Et, plus tragiquement, il semble déjà répondre aux accusations qui s’abattront sur lui quelques années plus tard.

Référence :
Oscar WILDE, Teleny – Étude physiologique, La Musardine, « Lectures amoureuses », 2009.

6 commentaires:

  1. Je l'ai lu dans les 90s, quand le roman est réapparu sur les tables des libraires (avec en couverture une peinture si "bateau" qu'elle doit bien figurer sur la couverture de quelques centaines de bouquins à travers le monde!!! Rien à voir avec l'œuvre de Schiele) et, maintenant que j'ai lu ton billet, il est clair que je n'en ai rien retenu ! D'ailleurs, c'est à se demander si je ne me suis pas fait refiler la version expurgée!!!
    Il faudrait que j'aille vérifier ça en la relisant...

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    1. Je n'ai pas rougi en le lisant mais c'est quand même assez chaud... Mais je suis peut-être plus vite impressionnable que toi? ;-)

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  2. S'il est de Wilde, je ne le connaissais pas du tout ! Je note car c'est un de mes auteurs favoris et votre billet donne envie.

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    1. Merci. Je conseille d'autant plus que c'est loin de n'être qu'un livre érotique (mais bon, ce n'est pas non plus à mettre entre toutes les mains!).

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  3. Franchement, si c'est grâce à mes billets un peu olé olé que tu as sorti ce livre de ta pile, j'en suis ravi. Surtout qu'apparemment tu es bien ton tombé, ce qui est plutôt rare avec ce genre de littérature, crois-en mon expérience ;)

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    1. Il y a quand même, de près ou loin, un grand auteur autour du texte. Je suppose que ça joue pas mal sur la qualité.

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