27 septembre 2012

Déambulation avec fantômes

Valérie MRÉJEN, Forêt noire

La romancière et vidéaste mélange l’intime et le banal au fil d’un roman qui, à travers le deuil vécu par sa narratrice, rappelle à tous qu’il n’y a qu’une fin possible à nos histoires. De l’apparente froideur du texte se dégage peu à peu le sentiment d’une étrange familiarité.

Dans Six Feet Under, chaque épisode débutait par la mort d’un personnage, futur client de l’entreprise familiale de pompes funèbres dont la série nous racontait le quotidien.
 Accidents, maladies, morts subites... : toutes les possibilités du grand saut y étaient envisagées, entre surprise, humour noir et tristesse. C’est en partie ce procédé qu’a voulu reproduire Valérie Mréjen avec ce roman qui accumule les descriptions des derniers instants d’anonymes : le terme d’une longue maladie, un accident de la route, un suicide, une catastrophe naturelle...

Il est jeune, italien, intéressé par la photographie et a rencontré pendant des vacances un Français partageant la même passion : ils se sont liés d’amitié et correspondent depuis régulièrement, ont des conversations au téléphone, s’interrogent sur leurs choix et leur désir commun de s’engager dans la voie artistique. Ils essayent de se voir au moins une fois par an quand l’un ou l’autre trouve le temps de voyager, mais c’est surtout l’ami français qui part volontiers passer quelques jours à Rome, de préférence l’été. Un jour il apprend que son camarade a été foudroyé par une attaque en sortant de chez lui et s’est effondré sur le pas de la porte alors qu’il allait acheter du pain ou quelque autre aliment.

L’écriture neutre, presque clinique, laisse pourtant la place à l’empathie. Le style est précis, soucieux du détail. L’aspect documentaire et l’importance du point de vue sont d’ailleurs revendiqués, à travers la citation d’une scène de Faits divers de Raymond Depardon. Dans son travail de vidéaste (que l’on peut découvrir sur le site de l’artiste), Mréjen avait déjà exploré ce principe qui consiste à raconter de manière froide des épisodes difficiles (une humiliation, une déception...).
Au-delà de la disparition d’un être humain, l’auteure s’intéresse aux récits, aux paroles qui véhiculent ces histoires dont on connaît la fin et qui remplissent le quotidien des vivants. De l’accumulation de ces vignettes naît un sentiment de familiarité, moins ironique que dans ses précédents romans (l’Agrume, Eau sauvage), qui finit par unir toutes ces histoires. Le caractère inéluctable des choses, la tragique banalité de la mort apparaît au fil du roman comme un momento mori au quotidien. Comment ignorer la mort alors qu’elle est partout autour de nous ? La vie prend des allures de forêt noire, peuplée de fantômes. Mais le titre renvoie également au dessert bien connu, un gâteau riche composé de plusieurs couches, une douceur au nom ambigu.
De tous les fantômes qui peuplent le livre, une figure se détache : la mère de deux enfants qui, un soir de réveillon, a « pris des cachets ». La narratrice, sa fille, la retrouve vingt-cinq ans plus tard pour une promenade dans le présent, faisant de l’absente qui hante ses souvenirs une présence à qui il faut expliquer en quoi le monde et la ville ont changé.

Les tickets de métro et de bus sont passés du jaune au vert-bleu, puis au violet, puis au blanc avec monogramme, la monnaie a changé, les tables de certains cafés servent accessoirement de supports publicitaires [...]. Il y a un opéra Bastille, une pyramide du Louvre, un quartier neuf près de la Seine, une grande bibliothèque, des vélos à louer sur des bornes automatisées.

Dans cette tentative de renouer passé et présent, la narratrice semble peu à peu se réconcilier avec la disparue, sans en passer par un grand déballage psychologique. En mettant en parallèle le deuil d’un proche et celui de tous les anonymes, la mort de la mère semble se noyer dans le flot des autres disparus du roman. Au lieu d’explorer la dimension singulière et intime de l’événement, l’auteure la confronte à la trivialité du quotidien et semble en épuiser la signification. La déambulation avec le fantôme de la mère n’est qu’un rêve impossible, une flânerie imaginaire dans une ville en mouvement.

Je lui tiendrais le bras telle une fiancée timide pour avancer parmi la multitude, je guetterais dans les yeux des passants la surprise de nous voir comme si le monde entier devait la connaître, je me demanderais secrètement s’ils pensent que nous sommes sœurs.

C’est là tout le talent de Valérie Mréjen : passer par les descriptions détaillées d’un moment, d’un instant de la vie banale, avec obstination, pour en dégager un sentiment d’étrange familiarité.

Article paru dans le numéro 394 de la revue Indications.

Référence :
Valérie MRÉJEN, Forêt noire, P.O.L, 2012

4 commentaires:

  1. Je ne connais pas du tout cette auteure. Son univers à l'air assez particulier, je ne sais pas si j'apprécierais...

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    1. Tous ses livres sont effectivement très originaux, fragmentaires mais proposent vraiment quelque chose d'intéressant. Cela vaut le coup d'essayer...

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  2. Ah, c'est le roman dont tu m'avais parlé lors de ton dernier passage... Je n'avais pas fait le lien avec Eau Sauvage dont j'avais lu de bonnes critiques au moment de sa sortie... Le style semble particulier mais pourrait effectivement me plaire. Je note.

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    1. Oui, c'est celui-ci. J'ai lu ses autres livres et il y a vraiment un style et une démarche intéressante. Je conseille.

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